samedi 16 juin 2007

Soleil

Lorsque la radio se mit en marche, le jingle agaçant du Soda-Bio tira Bill de son sommeil. Pour le principe, il vérifia à sa montre qu'il était bien six heures, puis il alluma la lumière pour réveiller Doris. Ce n'était vraiment pas le jour à se lever en retard. Dans sa garde-robe, il choisit une tenue décontractée, mais assez chaude puisque tout se passait à l’extérieur, puis il descendit à la cuisine et prépara ses toasts en écoutant les nouvelles. En fait, on aurait pu dire la nouvelle, puisqu'on ne parlait que de ça.
Les deux garçons s’étaient préparés seuls, sans qu’on ait besoin de s’occuper d’eux. On voyait bien qu’il ne s’agissait pas d’un jour d’école, pensa Bill. Dans le séjour, ils pianotaient sur le jeu électronique qu’on avait offert à Martin pour ses onze ans.
Sept heures déjà. Il était vraiment temps d’y aller.
- Doris, est ce que tu viens oui ou non ? , demanda t'il avec agacement en remontant à l'étage.
Quelle question. Comme si elle allait rater ça.
- Une seconde, Bill ! dit-elle. Je cherche mes clés !
Dehors, le soleil était à peine levé. Ils n'avaient pas l'habitude de sortir en famille à une heure aussi matinale, mais aujourd'hui ça en valait la peine. On était à trois semaines de Pâques et les bourgeons commençaient à éclore sur le cerisier du petit jardin. Et il ne restait que cinq ans avant d’avoir fini de rembourser la maison.
Bill inspira avec bonheur l’air chargé des odeurs de la terre et des fleurs et alla ouvrir le garage. Le moteur de la vieille voiture toussa plusieurs fois avant d’accepter de démarrer. Un jour ou l'autre, lui dit Doris, il faudrait faire changer la batterie et les amortisseurs. . Il répliqua avec humeur qu’il le savait parfaitement et qu’il s’en occuperait dès qu’il aurait reçu son augmentation.

Sur la route, il y avait déjà du monde, car beaucoup de gens avaient pris comme eux un jour de congé, et étaient partis tôt pour être sûrs d'avoir une bonne place. Il faut dire qu'on prévoyait une affluence record pour l' événement. Pendant le trajet, les enfants se battirent comme d’habitude sur le siège arrière, et il fallut les menacer de rentrer à la maison pour qu'ils se calment enfin.
Un gros nuage passa devant le soleil. Pourvu que le temps ne change pas, se dit Bill, ce serait dommage que le mauvais temps ne vienne gâcher le spectacle. Mais pourquoi se poser la question, alors que la radio confirmait tous les quarts d'heure qu’il allait faire une journée magnifique ? Le jour du départ avait d’ailleurs été fixé il y a seulement une semaine, en fonction des prévisions de la météo.
Ils avaient un peu hésité avant de venir, surtout Doris qui craignait que l’aîné ne soit absent pour le contrôle de mathématiques qui était prévu pour aujourd’hui. Mais celui ci avait demandé à son père de plaider sa cause : il avait bien travaillé depuis le début de l’année scolaire, et tous ses copains avaient prévu d’y aller avec leurs parents. Et puis, il se passait si peu de choses dans leur petite ville qu’on ne pouvait pas manquer une occasion pareille. Sans compter que ce serait la seule occasion qu’ils auraient de voir Manu de leurs yeux, et non plus sur l’écran de la télévision.
Devant de tels arguments , il aurait été bien difficile de refuser.

Il fallut attendre vingt minutes avant de pouvoir atteindre l'entrée de l'autoroute car un bouchon d’un kilomètre s’était formé. « Mais qu'est ce qu'ils foutent ces flics, dit Bill avec irritation, on va finir par être en retard, dire qu'on les paye justement pour que ça circule ! ». Il envisagea un bref instant de prendre la file d’urgence, mais ç’aurait été une mauvaise idée, car des véhicules de police étaient disposés tout au long du trajet. Puis sans raison apparente le flot redevint fluide, et Bill se détendit. Il n'y avait plus de raison de se faire du souci puisque le Centre, qui était habituellement fermé au public, n’était qu'à une cinquantaine de kilomètres de chez eux. Ils avaient de la chance d'habiter dans la même région et d’avoir pu se libérer aujourd’hui.

Ce fut l'aîné des garçons qui l'aperçut le premier, en montrant du doigt l’objet dont on voyait pointer l'extrémité juste au-dessus des arbres. A la sortie de la bretelle d’autoroute, des policiers en gants blancs leur indiquèrent le chemin. « Pour le service d'ordre, rectifia Bill, je retire ce que j'ai dit, c'est impeccable. »
Lorsqu’ils arrivèrent sur le site, on les dirigea rapidement vers un parking numéroté où des agents en tenue Soda-bio faisaient ranger les véhicules et encaissaient les trois dollars du stationnement. Ils descendirent de la voiture et fermèrent soigneusement les portes, avant d’emprunter à pied un itinéraire fléché qui conduisait directement au Centre. Au guichet d’accueil, Bill présenta l’invitation qu’il avait obtenu de son entreprise en récompense de ses résultats commerciaux, et ils purent entrer dans l’enceinte. On avait dressé sur la vaste pelouse des gradins en bois destinés aux deux mille personnes qui allaient assister au lancement.
Comme ils l’avaient espéré, ils étaient parmi les premiers, ce qui leur permit d’être correctement placés dans la tribune, presque au milieu, mais un peu trop bas car tous les rangs supérieurs étaient réservés pour les invités du gouverneur et les autres personnalités. Mais quand même, c'était très convenable.
En face d’eux, l’objet dressait sa haute silhouette.
De chaque coté des tribunes, deux écrans géants projetaient en continu les spots publicitaires du sponsor de l’événement, tandis que des filles plutôt jolies passaient dans les rangs pour vendre les canettes de Soda-Bio et les sachets de pop-corn, dans une sympathique ambiance de fête nationale. Bill sortait déjà son portefeuille , mais Doris refusa catégoriquement d’acheter des sucreries aux enfants. Elle était terrorisée à l’idée qu’ils pourraient devenir obèses comme les enfants de leurs proches voisins.
Il y avait bien longtemps que le Centre n'avait pas connu une telle affluence, et même les journalistes avaient oublié la route qu’il fallait emprunter pour parvenir jusqu’ici. Aujourd'hui, par contre, ils étaient venus en force, et les flashes crépitaient bien avant que tout n’ait commencé. La tribune officielle commençait à se remplir, car on attendait le gouverneur d'un instant à l'autre.
A son arrivée, celui ci eut droit à une ovation inhabituelle. Il serra des mains dans la foule, escorté de ses gardes du corps, et fit mine d’écarter les micros qui se tendaient devant lui.
- Je vous remercie de votre accueil, dit il avec un grand sourire, mais vous savez, ce n’est pas moi qui suis à l’origine de cette manifestation. Mais je suis content que vous soyez satisfait de l’organisation que nous avons mis en place, et je vous souhaite une excellente journée.
Puis il alla s’asseoir à la place qui lui était réservé , sous l’œil des caméras de télévision.
La réalité était un peu différente. Plusieurs commentateurs prétendaient que le gouverneur avait confié l’exclusivité du sponsoring à Soda-Bio en échange du financement d’une partie de sa campagne électorale. Réalité ou dénigrement, nul ne le savait. Mais après tout, c’était de bonne guerre. Même si c’était exact, ses adversaires auraient certainement fait la même chose s’ils en avaient eu l’occasion.
Pourtant, si on y réfléchissait bien, ça avait l'air banal. Un départ comme ça, il y en avait toutes les semaines, et de bien plus impressionnants, avec de gros porteurs qui décollaient en éructant des gerbes de flammes. Si l’on avait pas été au courant, on aurait trouvé que cette fusée de dimension modeste ressemblait à un gros pétard rouge coiffé d’un cône bleu, et n’avait rien de bien original. D’autant qu’elle n’emmenait en tout et pour tout que trois passagers. La semaine dernière, il en était parti vingt-deux en même temps pour un vol touristique, et on en avait pas fait un tel plat. Non, je rigole, pensa Bill, je sais bien que ce n'est pas pareil, mais enfin, la taille de l’engin était un peu décevante.
Une longue attente commença, et les spectateurs s’impatientaient. De guerre lasse, Doris acheta un paquet de pop-corn pour calmer le plus jeune qui jouait bruyamment avec son frère dans les allées des gradins.
Un frémissement dans la foule annonça leur arrivée, mais de longues minutes s'écoulèrent avant qu’on ne les aperçoive là bas, tout au bout de l'aire de lancement où un véhicule de service venait de les déposer.
- Doris, passe-moi les jumelles, s'il te plaît, dit Bill.
- Manu ! c’est Manu ! dit la foule d’une seule voix.
Il n'eut pas de peine à les reconnaître, car depuis huit jours, on ne voyait qu’eux aux infos de vingt heures. Le plus grand, un blond avec une barbe et des cheveux longs, c'était Manu, celui qui entraînait ses deux compagnons dans l'aventure. Il marchait devant eux, serré dans sa tenue brillante, avec son casque sous le bras. Les deux autres s’appelaient Pedro et Ramon. Ils étaient petits, avaient le teint beaucoup plus mat et semblaient intimidés par la foule qui leur faisait face.
- Papa, c’est qui Pedro ? demanda Martin à Bill. Celui de droite ou celui de gauche ?
Il était bien difficile de répondre, car on savait les deux hommes étaient frères jumeaux. A tout hasard, Bill désigna à son fils l’homme qui se trouvait à gauche de Manu.
- C’est lui. Ramon, c’est celui qui a un casque rouge.
A force d’en entendre parler, on avait fini par nommer ces hommes par leur prénom, comme les présentateurs de télé, et par les connaître comme s’ils faisaient partie de la famille. On savait par exemple que Manu avait eu une existence difficile, qu’il avait été abandonné par son père[1] mais que sa mère était une femme très agréable. Les foules l’adoraient car il parlait avec beaucoup d’aisance et était très cultivé, même si ce qu’il racontait n’était pas toujours très clair.
Arrivés devant la fusée, ils marquèrent un temps d'arrêt et se retournèrent. Quelqu'un tendit un cigare à Manu et le lui alluma. Il en tira posément plusieurs bouffées, car il savait que dès le début du compte à rebours, il n'aurait plus le droit de fumer. Quant à ses deux compagnons de voyage, ils regardaient devant eux d'un air presque absent, comme s’ils ne se sentaient pas concernés.
Les enfants tirèrent Bill par la manche pour prendre les jumelles, papa, s’il te plait, on veut voir aussi, papa, surtout Manu parce que c’est celui qu’on préfère.
Au pied de la passerelle, il y avait un petit groupe d’une douzaine de personnes qui les attendaient. Ils serrèrent des mains et en embrassèrent certains, sans doute des amis ou des parents qu’ils avaient personnellement invités. Les écrans cessèrent de débiter des publicités et on les vit enfin en gros plan, sous deux angles différents, aux cotés de Ralph Gordon, le journaliste vedette de CNN.
- Manu, dit-il en lui tendant le micro, est-ce que je peux vous demander vos impressions ?
L’homme le regarda avec un espèce de sourire en coin avant de répondre.
- Que voulez-vous que je vous dise au juste ?
- Eh bien, je ne sais pas, reprit le journaliste, vous pourriez raconter un peu comment vous avez vécu ces dernières heures, ou dire un petit au revoir aux millions de gens qui vous regardent devant leur télévision, et aussi à ceux qui se sont déplacés ici pour vous voir partir. Vous souhaitez peut être ajouter un petit mot à leur intention ?
- Vous savez, dit Manu, je crois que j’ai dit tout ce que j’avais à dire.
- Oui, insista le journaliste, mais pourrait-on savoir ce que vous pensez à cet instant, ce que vous éprouvez vous et vos camarades, juste avant ce départ historique ?
- Ce que je pense ? Ce n'est pas une bonne question. Je pense ce que tout homme penserait à ma place, voila tout, dit-il encore.
- Bien sûr, mais enfin, est ce que le fait d'être ici vous...
- Excusez-moi, dit Manu avec agacement, mais je crois que nous sommes attendus.
Il fit quand même un petit geste du bout des doigts à l'attention du public, qui était un peu déçu de cette déclaration lapidaire, si peu conforme aux habitudes de Manu , puis entra dans l'ascenseur, encadré par Pedro et Ramon.
Plus personne ne parlait parmi les spectateurs. A travers les portes vitrées, on les vit s'élever tous les trois jusqu'à l'étage supérieur de l’engin. En arrivant sur la plate-forme, ils prirent le temps de regarder autour d'eux, comme s'ils voulaient s’imprégner de la vision de cette radieuse matinée de printemps.
Puis ils pénétrèrent dans la fusée et le sas se referma sur eux.
A l'instant où ils disparaissaient à la vue des spectateurs, une puissante musique techno envahit les tribunes, tandis que le logo du Soda-bio tourbillonnait sur l'écran.
Tout se passa ensuite très rapidement.
Dans la minute qui suivit la fermeture des portes, les rétrofusées furent mises à feu, et dans un tonnerre de bruit et de fumée, le cône trembla sur sa base, puis s'éleva lentement vers le ciel.
Toute la famille fixa la fusée du regard jusqu'au moment où elle ne fut plus qu'un point brillant dans le ciel bleu.

Voila, c'était fait. La foule commença à refluer vers les parkings, tandis que sur l'écran géant, on ne voyait plus maintenant que la représentation stylisée d'une boule de feu, forme familière et but ultime de l'expédition.
Le Soleil. Simplement le Soleil.


Malgré l'extraordinaire vitesse de la fusée, le voyage vers l’étoile dura trois semaines, au cours desquels on ne nota aucun incident de vol. Tout se déroulait conformément aux prévisions.
Bill et Doris n’eurent pas à regretter d’avoir autorisé les enfants à assister au lancement, car Martin décrocha la semaine suivante la meilleure note de la classe en mathématiques. Tous les soirs, la famille se réunissait devant la télévision pour suivre la progression de l'expédition à la télévision. Mais bien que les voyageurs soient filmés en permanence par trois caméras, il ne se passait rien de bien intéressant à bord de la fusée.
On assistait à leur réveil, à leur repas, ou bien on apercevait leurs visages quelques instants, et c’était tout ce qu’il y avait à voir. L'intérêt suscité par l’expédition s’émoussa, car les journalistes n'avaient, eux non plus, rien de nouveau à raconter pour faire grimper l’audimat de leurs chaînes. Aux infos de vingt heures, on disait que c’était surtout Manu qui parlait à ses compagnons, mais on n’en savait pas plus, car le son n’était pas retransmis. Sans doute évoquait-il avec ses compagnons tout ce qu'il avait vécu avant ce voyage, et ce qui leur avait valu de partir ensemble.

La tension commença à monter seulement à la veille de Pâques, et les commentaires reprirent de plus belle. Les questions qui revenaient le plus souvent étaient toujours les mêmes : est-ce que c’était toujours prévu ? comment est-ce que cela allait se passer ? en combien de temps ?

A peine une heure avant que ça ne se produise, on annonça que les émissions provenant de la fusée devenaient extrêmement brouillées, générant un sifflement qui s'amplifiait. On distinguait de moins en moins nettement les trois hommes sur l'écran de télévision qui retransmettait l’émission en direct, mais on voyait quand même qu’ils étaient assis sur leurs sièges sans bouger, l'air plutôt calme.
Dans la salle de contrôle du Centre Spatial, Le compte à rebours commença, dans une atmosphère tendue. Lorsqu’on approcha de la fin, il y eut parmi les opérateurs assis devant leurs ordinateurs une soudaine agitation, qui atteignit un paroxysme dans les dix dernières secondes.
A ZERO, on vit les lumières des cadrans trembler puis s'éteindre brusquement, avant qu'un épais silence ne retombe sur la base.
La fusée venait de pénétrer dans le soleil et avait instantanément fondu, désintégrant les atomes de ses matériaux comme ceux de ses passagers, en une fraction de seconde.
Le responsable de l'opération composa sur l'écran le numéro du vol et l'heure exacte de l’impact, ajouta une courte mention et signa le document. Puis il quitta son poste, jeta ses lunettes sur la table et gagna à pas pesants la salle de presse où il fut mitraillé par les photographes qui se bousculaient.
- Je vous en prie, messieurs, je vous en prie, dit-il avec lassitude.
Il s'assit, fit craquer ses phalanges, regarda d’un air grave les caméras et les micros qui lui faisaient face, puis lut avec application le papier qu’il tenait dans ses mains.

- Monsieur le gouverneur, mesdames, messieurs, ce vendredi 6 avril, à 3 heures de l’après midi, les condamnés ont été exécutés conformément à la nouvelle législation .



« La mort ni le soleil ne se peuvent regarder longtemps en face » La Rochefoucault
[1] Voir « Casting » en fin du conte

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