samedi 16 juin 2007

Oedipe

Je le hais.
Ma haine est née à ma première parole et ne finira qu'avec ma dernière pensée, pour tout ce qu'il a fait de moi, pour tout ce qu'il m'a forcé à apprendre, autrement dit pour tout parce qu'il m'a tout appris, et que c'est justement pour cela que je le hais.

Le nom des fleurs et celui des étoiles, le décompte des arbres de la forêt, la force du vent quand il soulève des flétris de feuilles affolées, toutes ces choses pourtant, j'aurais aimé qu'il me les enseigne, mais jamais il ne m'en a parlé.
Ce que je sais de lui et par lui, c'est le vertige des courbes tendant vers l'infini, les méandres du calcul intégral, les asymptotes et les hyperboles, les matrices et les ensembles, et les nombres réels ou imaginaires écartelés dans des espaces à cinq dimensions parmi les masses anéanties par la vitesse de la lumière. Je sais aussi les noms des particules impalpables qui vivent une fraction de seconde dans les cœurs brûlants des réacteurs avant de se déchiqueter dans le néant, quarks, mésons, bosons, gluons, litanie de l'invisible, cortège de fantômes inventés par les prêtres obscurs de la physique quantique.

De ce monde dans lequel il m'a fait pénétrer de force, rien n'est vrai, tout est symbole, abstraction, calculs et mise en équation du hasard, alors qu'au dehors s'allonge le ruban beige de la route, sous le couvert des bosquets croulants de fruits sauvages, dans les odeurs confuses de l'été.
Je n'ai rien voulu de tout cela, c'est lui qui toujours a voulu pour moi, depuis l’enfance qu'il m'a volée jusqu'à ce jour qui devrait être comme tous les autres, où je devrais apprendre encore, devant les pages blanches et les écrans gris, moi si avide de l'autre coté des choses, celui où la vie coule librement entre les doigts comme l'eau fraîche des rivières.
Aujourd'hui, il me faudrait encore comprendre le pourquoi, moi qu'un "parce que" aurait satisfait. Parce que c'est comme ça, voila tout. Mais non. Il va m'expliquer que c'est parce que sinus, parce que logarithme, parce que, parce que, démonstrations sans faille étayées par des formules interminables que je répèterai jusqu'à l'écœurement, jusqu'à bannir l'ombre de l'erreur et de l'oubli.
Et si j'oublie quand même, il me privera encore une fois de liberté, il m'enfermera le dimanche dans cette pièce dont la fenêtre étroite donne sur le toit, n'offrant au regard que la couleur des cieux, et les nuages, les merveilleux nuages qui défilent en troupeaux innombrables. Jusqu'à ce que je sache ce que j'aurais dû savoir, que je sois redevenu le meilleur, celui qui sait quand les autres ne savent plus, au mépris de ma force qui s'en va toute seule, serrée dans le fil monotone des jours et des ans.

Mais moi, je n'en peux plus. Je veux voir la vie qu'il fait lorsqu'on tient une fille dans ses bras et qu'on l'inonde de ses mots d'amour, connaître d'autres inconnues que celles des équations, courir comme volent les oiseaux loin de la terre, faire couler dans mes veines les liqueurs qui dissolvent la pesanteur du corps, avoir froid et aimer la froidure, être las et chérir ma fatigue, ne plus rien voir de cette ville dont je ne supporte que les marronniers qui secouent leurs feuilles mortes sur les trottoirs mouillés.
Un jour pourtant, j'ai essayé. J'ai fait dériver mes intégrales vers l'infini, j'ai divisé par Log et par zéro, mes sinusoïdes sont venues s'écraser sur l'abscisse au lieu d'atteindre leur plateau, et j'ai cru avoir gagné car il n'a rien dit, comme si tout ce que j'avais voulu rendre faux n'était rien qu'une poussière insignifiante dans la froide mécanique de la pensée .
Mais il m'a laissé dans la chambre pendant des semaines, jusqu'à ce qu'en pleurant de rage, j'accepte de reprendre mes exponentielles là où j'avais voulu les abandonner.
Et des jours encore ont succédé aux jours, mais quelque part, au fond de moi, en un territoire inconnu occulté depuis ma naissance, quelque chose avait changé, comme une ombre que l'on devine malgré les épaisseurs des ténèbres, et dont on suit longtemps la trace impalpable sans en discerner la matérialité.


*******


Ai-je dit qu'il savait tout ? C'est faux, il ne sait rien de moi, sinon un peu d'écume à ma surface, alors qu'au cœur de ma vague roule en grondant le flot secret de ma passion.
Car depuis ma première parole jusqu'à ma dernière pensée, je ne vis que pour elle, elle qui aime voir l'eau des torrents nous faire trébucher dans ses remous en riant de bonheur, elle qui mêle l’harmonie de son visage et sa couronne de cheveux sombres à mes boucles blondes et arrête les pleurs au bord de mes paupières lorsque vient l'heure de nous quitter déjà, elle enfin vers qui crie mon corps lorsqu’avec dégoût, je m'épands dans ma main au fond de mes nuits solitaires.

Mais que viennent sa voix, son souffle, son regard aux si longs cils et mon âme enchantée retrouve son chemin, étonnée du calme indicible et de la lumière qui baigne le monde quand, ma joue collée contre la sienne, je m'abandonne en elle en la voyant si mienne. Car c'est vers elle que coule ma vie, même si une part de moi prétend qu'elle n'est qu'un objet mental inventé par mon désespoir, mais ce n'est pas vrai, car je sais que demain, je me loverai dans ses bras et fondrai sous sa caresse, je la verrai légère et vive, et nous irons nous offrir éperdus au vent mauvais de l'automne.

Qu’elle parle de lui, et j'arrête aussitôt ses mots d'un doigt posé sur ses lèvres, car ce n'est pas elle qui n'existe pas, c'est lui. Seulement lui qui n'est pas plus qu'une machine à apprendre, et que je hais alors que je suis né pour partager l’amour et non la haine. [1]
D'autres que moi, j'en ai croisé parfois, avec un père qui les regarde quand ils se roulent dans l'herbe et ramènent chez eux des paniers de grenouilles et de baies des bois, et dans leurs yeux passent une lumière que j'ai vainement cherchée dans mon miroir, seul dans la maison, pendant le peu qu'il me consent avant de reprendre le travail.
Comme je voudrais qu’il me dise de temps en temps des mots qui ne seraient faits que pour moi, des mots pour rien, des mots qui n'auraient pas de sens, pas de logique, juste des mots qui vivent comme on chante quand on a peur dans le noir. Alors je crois que je pourrais l'aimer un peu, juste assez pour supporter ses leçons, et ne plus étouffer de colère en voyant se lever chaque soleil dont il me prive.

Pourtant, il s'est passé quelque chose entre nous, un soir de cet hiver, alors que je butais sur un mur de différentielles opaques et arachnéennes. Ce soir là, mes doigts ont quitté le clavier, mes yeux se sont détournés de mes livres, et je l'ai regardé en lui disant que j'allais le tuer.
Un instant, j'ai senti que quelque chose frémissait en lui, le temps d'un vertige, mais il n'a rien dit, pas plus que les autres fois, comme si ma parole était dépourvue de sens, comme si ce que je venais de dire n'existait pas. Puis le cours a repris, et s'est achevé quand j’ai simplifié les derniers signes de l'équation, mais lorsque s'est refermé ce bref halo de silence, j'étais devenu dur comme du métal rougi trempé dans la neige, et depuis lors, cette pensée ne m’ a plus quitté.

J'ai tout essayé depuis, je le jure, j'ai lutté, j'ai fait claquer ma volonté contre la sienne, mais plus rien n'a pu faire vibrer en lui la moindre corde, ni passion, ni colère, ni tendresse, rien, rien.
Mais ce que je lis maintenant sur mon visage, ce n'est plus le regret, ni la tristesse, c'est la brillance aveuglante d'une lame affûtée, la colère en fusion, le rouge écarlate de la haine totale, l'inextinguible soif du meurtre et l’envie de voir régner la justice. Car j’appelle juste celui qui peut rêver son rêve et injuste celui qui le réveille à l’instant de l’extase, et le juste à la joie quand vient le jugement et que l’injuste tremble [2] .


Longtemps j'ai cherché le moyen d’en finir, j’ai même envisagé de détruire sa vie avec la mienne, avant d’arrêter enfin mon choix sur ce geste brutal. Avant de découvrir derrière l’établi cet objet oublié, ce marteau d'acier dont je polis le manche de mes caresses. Il y a des semaines que je m'entraîne à le faire tournoyer plus haut que ma tête, pour qu'il devienne prolongement de mon bras, membre terrible endurci par l'exercice, instrument obligé de son supplice. Et moi qui fut si faible, me voici maintenant habile à le brandir si vite que son éclat n'a pas le temps d'apparaître, et prompt à l'abattre sans trembler sur les corps froids des objets, substituts inertes de son être que j'écraserai jusqu'à ce qu'il n'en reste plus rien de reconnaissable. .
Mille fois, j'ai répété la scène, imaginé les contretemps et les impondérables, entre l’ultime seconde et l'accomplissement du geste, et voilà, je suis prêt, je suis prêt.
Ma haine me porte comme un flot, mon pouls affolé bat sans trêve le sang de mes artères, et j'écoute en silence, comme un tambour de guerre, la vibration profonde de sa musique barbare.

Cette nuit, alors je reposais dans mon lit, les vibrantes clartés des étoiles me parvenaient par le soupirail entrouvert, simples étoiles de la nuit, sans les quasars, les pulsars, les trous noirs et les naines blanches. Je n’ai pas dormi, et au long des heures qui tombaient comme des gouttes d’eau, je les ai vu apparaître, passer au-dessus de moi et s'en aller sans hâte, tandis que je rêvais à l'infini des mondes possibles.

L'aube s’est annoncée dans l'odeur de la brise, et j’ai guetté l'apparition de l'œil rouge de l'astre, qui se levait sur le premier matin de ma vie.. Dès que tout sera fini, j'irai la chercher, puis nous partirons jusqu'aux extrémités de la terre, face aux fracas de la mer et aux silences des cimes, et on ne nous retrouvera jamais. Je me viderai la tête de tout ce que je sais, je n'apprendrai plus rien de ce qui n'est pas elle, et le temps nous verra rouler l'un contre l'autre dans une intense et éternelle étreinte.

Voici le jour enfin, ce jour si différent des autres. Fatigué de ma veille, je m'essaye à marcher, lever les bras, et faire bouger mes muscles comme un athlète avant l'épreuve. Mon corps me répond qu'il est là, qu'il saura faire le geste tant de fois répété. Mais il tremble pourtant, qu' a t'il donc ? ne lui ai- je pas donné assez pour supporter les derniers instants qui nous séparent, lui et moi, de notre libération ?
Ma gorge est nouée par la peur. L'arme est là, devant mes yeux, je la contemple sans oser encore la saisir.
Se peut-il qu’elle suffise à faire mourir mon ennemi, moi qui crois encore en sa toute puissance ?

Comme les choses sont simples lorsque l'angoisse se retire comme la marée basse, flot empoisonné, bête affreuse logée depuis toujours au fond de mon être.
Je quitte ma chambre, je prends le chemin qui me conduit vers lui, comptant mes pas pour ne plus penser à que ce que je vais accomplir. L'objet pesant caché sous mes vêtements, j'approche du lieu où il m'attend. Mon cœur est en chamade, mes doigts sont gourds, mon corps défaille, je ne pourrai pas.
La porte s'ouvre, je pénètre dans la salle de cours, comme tous les jours.

Je le regarde et me dis qu'il sait, qu'il doit savoir, comment en serait-il autrement puisqu'il sait tant, puisqu'il sait tout. Et pourtant je ne l'ai dit qu'à moi-même, noir dessein chuchoté dans ma tête pour ne pas qu’il m’entende. J'ai peur, j'ai peur, et je sens déjà sa volonté peser sur la mienne, me serrer comme un garrot.
Vite, vite, réveiller ma haine et l'attiser de mon souffle, la faire monter jusqu'à mes extrémités, l'amplifier comme un écho furieux frappant la paroi de la montagne.

Je me détourne, et ma main plonge sous le bureau, se referme sur le manche froid du marteau, ma poitrine me fait mal, mon bras est lourd, je ne veux pas, je ne pourrai pas, mais je ne peux pas reculer, je ne peux plus !

Et soudain, vient le calme. C'est là que je dois frapper.
Maintenant.
Mon membre armé se soulève, et, avec un cri terrible, je l'abats, je l'abats sur sa mémoire morte, écrasant, dispersant, désintégrant ses circuits maudits et ses microprocesseurs.




« La vengeance procède toujours de la faiblesse de l’âme qui n’est pas capable de supporter les injures »

La Rochefoucauld
[1] Sophocle Œdipe-Roi
[2] Bible, Livre des proverbes, 14, 15

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