samedi 16 juin 2007

Comme un rêve

- Ecoutez, monsieur, je ne suis pas aussi borné que vous avez l'air de le penser, et je sais faire la part des choses. Pour vous le prouver, je vous propose un arrangement à l'amiable : disons quarante cinq mille et nous en restons là. Pour solde de tout arriéré. Croyez-moi, cette proposition est très généreuse de la part de mon administration.
- En francs ? demanda son interlocuteur.
- Allons, ne dites pas de bêtises. En Euros, bien sur.
Derrière son bureau à trois pieds en bois de rose, Rabintra agita avec désapprobation ses mains potelées chargées de bijoux clinquants, et hocha négativement la tête.
- Vous plaisantez, je suppose, dit-il d'un ton faussement scandalisé. Je vous ai pourtant expliqué qu'il ne s'agit ni d'honoraires, ni de règlement, puisque je n’exerce pas d’activité rémunérée. Je n’accepte que des cadeaux de faible importance. Ce que vous appelez dans votre jargon des « dons manuels ».
Adrien considéra avec lassitude le visage barbu orné d'un turban mauve.
- Mais enfin, Monsieur… comment déjà ? …Rabintra, c’est ça ? ne vous moquez pas de moi : l’ appartement de cent trente mètres carrés à Paris, le bateau en Bretagne, les vacances aux Maldives, vous voudriez me faire croire que vous les financez grâce à des dons manuels ? Ne niez pas, j'ai toutes les factures. Vous souhaitez peut-être les voir ?
Un lourd silence s'installa entre eux, et l’on entendit plus que le ronronnement de la circulation qui leur parvenait à travers les doubles vitrages.
- Monsieur l'inspecteur, dit le mage d'une voix douce, les gens à qui j'ai rendu service seraient fâchés, très fâchés même si je refusais leurs remerciements. Est-ce ma faute s’ils sont aussi gentils avec moi lorsqu'ils ont été satisfaits de leurs voyages ?
J'en ai assez, pensa Adrien en balayant du regard l'appartement parisien encombré d’accessoires de bazar oriental et décoré de signes kabbalistiques. Dire qu'il y a au moins en France deux ou trois cent mille personnes qui vivent ainsi de la crédulité de leur prochain en leur promettant l'amour, le bonheur et la réussite en échange de leurs économies. « Maître Rabintra, mage de haute lignée hindoue », est-il écrit sur sa carte de visite. C’est ça. Comme si je ne savais pas que tu t’appelles en réalité Jean Louis Duval, né à Ville d’Avray en 1949 dans une famille de négociants en vins.
- Vos voyages ? Parce que vous organisez des voyages, maintenant ? Voila qui est nouveau !
D’un air las, le mage repoussa de la main la chouette empaillée qui regardait l’inspecteur de ses yeux de verre, posa les coudes sur le bureau et croisa les mains sous son menton.
- Vous comprenez, je l’espère, que c’est une façon de parler, dit-il en soupirant. Bien évidemment, ce ne sont pas des promenades touristiques à Bangkok. Ce sont des voyages... en quelque sorte virtuels. Des projections dans une autre réalité. Cela existe depuis la nuit des temps.
Adrien ouvrit des yeux étonnés et hocha la tête avec vigueur. Là, c’était trop.
- Ah oui ? Des voyages… comment dites-vous... virtuels ? J'espère que vos prestations virtuelles sont également à la hauteur des dons « manuels » que vous recevez. Dites moi, monsieur, vous me prenez pour quoi exactement ?
Rabintra, qui tripotait entre ses doigts une baguette décorée de motifs étranges, sembla chercher ses mots avant de répondre.
- Pour quelqu’un qui…, comment dirais je, qui ignore certaines choses, voilà tout, mais c’est bien normal. Vous ne pouvez pas connaître de ce que vous n’avez jamais eu la possibilité d’imaginer, et encore moins d’apprendre. Je ne vous en veux pas, je sais bien que vos études et votre culture ne vous ont pas préparé à certaines connaissances ..
- Ecoutez, dit l'inspecteur, au bord de la crise de nerfs, je n’ai pas été reçu troisième de ma promotion de l’Ecole nationale des Impôts pour écouter des sornettes de charlatan ! Et je ne suis pas venu pour écouter mon horoscope même virtuel ni me faire tirer les cartes, mais pour vous faire payer des impôts ! VOS IMPOTS, suis-je assez clair ?
Le mage se leva posément, fit le tour de son bureau et alla s'asseoir sur l'accoudoir du fauteuil de cuir de son visiteur.
- Calmez-vous, monsieur l’inspecteur. Je comprends votre réaction, dit Rabintra avec affabilité. Si je vous dois quelque chose, c’est certainement une explication, que je suis tout à fait disposé à vous donner.
- A la bonne heure, dit Adrien. Enfin une parole sensée.
- C'est très simple, vous allez voir. Accordez-moi simplement quelques minutes d'attention. Vous voulez bien ? dit il en joignant les mains dans un geste de prière. Je vous en prie.
L'inspecteur regarda sa montre et calcula le temps qu'il lui restait avant son prochain rendez-vous.
- Un quart d'heure, pas plus. Ensuite, vous signez votre redressement sans discuter. J’ai dit quarante cinq mille EUROS , d'accord ? Alors, allez y, mais dépêchez vous. C’est avec ces machins qui sont devant vous que vous comptez me convaincre ?
L’homme soupira avec résignation, se gratta la barbe, et rajusta la ceinture jaune qui serrait sa robe de chambre à motifs rouge et bleu alternés.
- Vous ne regretterez pas de m'avoir écouté. Je devine que vous pensez, dit-il en désignant d’un geste ample l’espace qui l’entourait, que tous ces objets ne servent à rien. Vous avez raison. Je n’ai jamais rien vu dans la boule de cristal qui est sur ce bureau, ni dans les tarots étalés devant vous. Pas plus que dans le marc de café ou les lignes de la main. Jamais. J’admets que ce sont des artifices de bateleur sans aucun intérêt, si c’est ce que vous voulez me faire dire. Tout ce que vous voyez dans cette pièce n’est là qu’à titre… décoratif. Pour l’ambiance, voyez-vous. Les gens adorent ce genre d’ambiance.
- Je suis très déçu, dit l’inspecteur avec un fin sourire, moi qui étais persuadé que vous étiez un véritable mage hindou. N’est-ce pas comme cela que vous vous présentez à vos… voyageurs, Sar …Duval, c’est ça ?
Rabintra protesta en agitant ses manches.
- Arrêtez, je vous en prie, je ne vais pas jouer à ce jeu là avec vous ! Et puis, je vais vous dire un secret, dit-il en se penchant vers l’inspecteur. Je ne fais pas de magie.
- A la bonne heure, dit Adrien. Me voilà rassuré.
- J’utilise seulement une méthode qui permet à l’esprit d'aller au-delà de l'apparence. Je propose à mes consultants une sorte de… comment dirais-je, de traversée du miroir, de mise en sommeil de la perception du réel. Est-ce que vous voyez ce que je veux dire ?
Du fond de son fauteuil, l’inspecteur haussa les sourcils.
- A propos de sommeil, vous ne seriez pas en train d’essayer de m'endormir avec vos histoires?
- Tss, tsss . Mes histoires, comme vous dites, sont partagées par les peuples du monde entier depuis la nuit des temps. Avez vous lu Platon, monsieur l'inspecteur ?
Platon. Voyons. Adrien essaya de rassembler quelques souvenirs de sa classe de philosophie et de ses études de droit.
- Comme tout le monde. Le mythe de la caverne, le banquet, la république, tout ça ...
- Très bien. Mais connaissez-vous l'histoire d’ Er de Pamphylie ?
- Non, dit Adrien . Je n'en ai jamais entendu parler .
- Eh bien, Platon raconte[1] que ce héros de l'antiquité participait à une bataille lorsqu’ il fut blessé et perdit connaissance. Lorsqu'il se réveilla , il était debout au pied d'un bûcher sur lequel on s' apprêtait à brûler les corps de ses compagnons morts au combat. Mais en s'approchant de plus près, il reconnut parmi cet amoncellement de cadavres ses armes, son casque, puis son propre corps. Il le regarda intensément et vit qu' IL ETAIT MORT .
Rabintra interrogea son hôte du regard.
- Qu'aurait vous éprouvé à sa place, monsieur l'inspecteur ?
- Je ne sais pas. Disons que j'aurais pensé qu'il s'agissait d'une ressemblance, ou d'un frère jumeau, peut être. Ou que j’étais en plein délire.
- Eh bien, pas du tout ! reprit le mage en se rapprochant d’Adrien. C'était bien sa propre dépouille qu' Er de Pamphylie contemplait sans aucune émotion, avec une sorte d’indifférence. Puis après quelques instants, il eut l'impression qu'il s’éloignait de cette scène, et qu'il la contemplait maintenant d'en haut, comme s'il y était étranger. Cette sensation s’amplifia et il lui sembla qu’il s’élevait encore plus haut, carrément au-dessus du champ de bataille. Il vit les troupes qui défilaient, les prisonniers qu’on emmenait, tout le paysage avoisinant. Vous me suivez ?
- Si ça peut vous faire plaisir. Et après ?
- Après, il sentit qu'il était de nouveau attiré vers le sol, et il se retrouva dans son propre corps, blessé mais vivant, sur le bûcher où reposaient ses malheureux compagnons. Il fut sauvé et raconta son aventure, qui fut rapportée plus tard par notre philosophe. Belle histoire, n’est ce pas ?
L'inspecteur tenta de détourner les yeux du regard noir et pénétrant de Rabintra.
- Soit, mais quel rapport avec vos voyages ? demanda t’il en articulant difficilement.
- Eh bien, dit le mage sans le quitter des yeux, c'est la première relation d'une expérience de décorporation, de voyage hors du corps, si vous préférez. La littérature et les récits biographiques fourmillent de ce genre de récit. Vous retrouverez ça chez des auteurs contemporains, tels que Koestler, London, Maupassant, Genevoix, et bien d’autres. Même Jung, qu’on ne peut soupçonner d’être un rêveur, rapporte qu’une aventure analogue lui serait arrivée, et l’a appelée « expérience archétypique ». J’ai bien d’autres exemples si vous le souhaitez, mais je ne suis pas là pour vous faire un cours théorique ni pour faire étalage de ma culture, monsieur l’inspecteur.
- L'autre nuit, j'ai rêvé que j'étais que j'étais au sommet de l'Himalaya, ricana Adrien. Ce n'est pas pour cela que je me suis réveillé avec un piolet à la main et une bouteille d'oxygène autour du cou.
Rabintra hocha la tête avec consternation.
- Votre remarque n'a aucun sens, cher monsieur. Chacun de nous sait très bien faire la part du rêve et le distinguer de la réalité, mais d'innombrables témoignages attestent de la possibilité de voyager hors de son corps. Je vous l’assure.
- Ah oui, je sais, j'ai déjà lu ce genre de fadaises, de récits abracadabrants de …« Near death expérience », c’est bien comme ça qu’on dit ? Vous allez me raconter, si je me souviens bien, qu’on quitte son enveloppe charnelle et qu’on s’envole jusqu’à ce qu’on arrive à un tunnel au bout duquel un merveilleux Etre de lumière nous attend, entouré de nos chers défunts et d'angelots chantant des cantiques ! Je ne me trompe pas, n’est ce pas ?
Rabintra posa la main sur le bras d'Adrien et le regarda au fond des yeux.
- Ca n’a rien à voir, mais je comprends votre scepticisme, monsieur l'inspecteur. Votre éducation rationaliste ne vous a pas préparé à recevoir de tels messages ni à admettre ce qui dépasse le simple cadre de la réalité. La seule solution pour vous convaincre serait peut être de tenter un essai. Un petit voyage insignifiant. Seriez -vous d’accord ? Vous n'êtes pas obligé de me répondre. Faites-moi juste un signe si c’est oui, et cela me suffira.
Adrien jugea qu'il en avait assez entendu et se préparait à partir, lorsqu'il réalisa qu’il était incapable de bouger de son fauteuil. Dans le même temps, il sentit une sorte de fourmillement dans son bras droit. Puis il vit avec stupéfaction que sa main se levait par saccades, l'index pointé en l'air comme un écolier interrogé par son maître.
- Bien, dit Rabintra avec satisfaction. Très bien. Je savais que cette expérience allait vous intéresser. Nous allons donc passer à la pratique. Voudriez vous, s'il vous plait, quitter maintenant votre siège et aller jusqu'à la fenêtre ?
L'inspecteur se rendit compte qu'il n'avait pas la possibilité de refuser, ni même l'envie de le faire. Tant pis pour mon prochain rendez-vous, pensa t' il avec étonnement. Après tout, je peux bien me permettre cette petite fantaisie. L’important est que je reparte avec ce chèque.
- Levez vous maintenant, s’il vous plait ! ordonna Rabintra d’une voix autoritaire.
Adrien eut l’impression que son corps s’extrayait tout seul de son profond fauteuil, et qu'il se mettait debout sans effort. Obéissant au mage qui le regardait toujours fixement, il contourna le bureau et s'arrêta devant la baie vitrée.
- Je vois que tout se passe bien, dit Rabintra avec plus de douceur. Pourriez-vous maintenant ouvrir cette fenêtre ?
L'inspecteur s'exécuta docilement, et perçut, dix étages au-dessous de lui, le brouhaha des voitures qui circulaient dans la vaste avenue, tandis que l’air brûlant de l’été l’enveloppait.
Rabintra mit la main sur l’épaule d’Adrien et le regarda fixement.
- Et si maintenant quelqu'un vous demandait de sauter par-dessus la rambarde, le feriez-vous ?
Adrien pensa d’abord que la question devait être absurde, mais sans arriver à en déterminer la raison. Puis soudain, il réalisa avec horreur ce que lui suggérait le mage et eut un mouvement de recul.
- Non, bien sur, dit Rabintra avec apaisement en lui posant la main sur l’épaule, vous ne le feriez pas. Pourtant, cette chose qui vous semble mortellement dangereuse ne l’est pas dans l’expérience que je vous fais vivre, parce que vous n'êtes déjà plus dans la réalité. Je vais vous le prouver. Tenez , prenez ça !
Il saisit la grosse boule de cristal vert sombre qui ornait son bureau et la tendit à Adrien. Celui ci la soupesa et constata qu'elle était très lourde.
- Jetez la par la fenêtre, maintenant ! Allez-y sans crainte, je vous promets que personne ne sera blessé !
Adrien vit son bras se tendre en avant, propulsant la boule de verre vers l'extérieur. Elle décrivit une large courbe dans l’air, puis tomba à la verticale. Elle allait s'écraser sur une automobile lorsqu'elle parut s'immobiliser à quelques mètres du sol. Puis elle remonta lentement jusqu’à eux et revint se poser dans la main du mage.
- Vous voyez bien, insista le mage en souriant. A vous maintenant.
Comme l'inspecteur tentait désespérément d'échapper à son emprise, il le fixa encore une fois au fond des yeux, les bras croisés.
- Vous hésitez encore ? C'est normal, il s'agit de votre premier voyage. N’ayez pas peur, sautez !
Adrien restait figé au bord de la fenêtre, terrorisé et tendu par la volonté de résister aux injonctions du mage.
- Je vois, dit celui ci en soupirant, que décidément vous n’avez toujours pas confiance... Bon, dans ces conditions, je n’ai plus qu’à passer devant.
L'instant d'après, il enjambait le balcon, prenait la position du plongeur et sautait avec élégance, les bras légèrement écartés. Mais au lieu de tomber comme l'avait fait la boule de cristal, il parut flotter dans l' air comme un poisson dans un aquarium.
- Venez ! Ne craignez rien, dit-il d'une voix forte pour couvrir le bruit de la rue, il n'y a aucun danger !
Après tout, pourquoi pas ? pensa l'inspecteur. C'est complètement absurde, c'est donc un rêve. Rêvons !
Et il bascula à son tour dans le vide.

*******
Il eut la sensation de tomber lentement, d'une manière à la fois souple et continue, et il pensa que si la mort était ainsi, il n'y avait pas de quoi en avoir peur. Les six étages défilèrent l'un après l'autre, et il eut le temps de regarder le ciel et même de voir comment à quoi ressemblait l’intérieur des appartements.
Une main saisit son poignet et l'arrêta net.
- Doucement, inspecteur, dit Rabintra en riant. Il faut apprendre à voyager ! Détendez-vous, vous n'avez rien à craindre, je vous tiens. Levez juste un peu les bras. Voilà, comme ça.
Arrivé à la hauteur du premier étage, Adrien redressa la tête. A sa grande surprise, il constata qu'il s'était stabilisé, puis qu'ils étaient tous deux en train de remonter vers le sommet de l’immeuble en frôlant la façade.
- C'est bien, dit Rabintra, c'est très bien. Vous voyez comme c'est simple ?
Plus que simple. C'était merveilleux. Adrien sentait l’air sur son visage, sur ses vêtements, voyait les passants marcher dans la rue, comme si tout était réel et qu’il volait vraiment, comme dans les bandes dessinées de son enfance.
- Je vais vous lâcher la main, maintenant, reprit le mage. Si, si, n'ayez pas peur, ça ne risque rien.
Il détacha ses doigts l'un après l'autre du poignet d'Adrien, puis l'abandonna complètement.
- Et pour me diriger, je fais comment ? hurla l'inspecteur pour se faire entendre. Est-ce que je dois agiter les bras ?
- Non, non, ne faites rien ! Décidez simplement de votre direction et vous irez là où vous le voudrez !
Adrien fit quelques essais et vérifia que c'était exact. Le temps de penser qu'il volait un peu trop bas, et il reprit immédiatement de l’altitude. Après quelques minutes, il avait appris à se diriger dans l'espace par sa seule volonté.
- Je vous propose une petite promenade au dessus de Paris. D'accord ?
Le mage jeta un dernier regard à la fenêtre de l’immeuble qui était restée ouverte, vira vers la droite et, suivi par Adrien, il alla survoler en une gracieuse courbe le quartier Latin jusqu'à la place Saint Michel, avant de traverser la Seine. Ils remontèrent ensuite la rue de Rivoli jusqu'à la Concorde. L'inspecteur, qui regardait avec ravissement autour de lui au lieu de contrôler sa route, évita de justesse l'obélisque et chercha des yeux Rabintra. Celui ci avait pris les Champs Elysées en enfilade, et tirait droit sur l’Etoile, comme une escadrille de chasseurs un quatorze juillet. Les pans de sa robe de chambre claquaient dans le vent de la course et lui donnaient l'allure d'un dragon ailé.
- D'où vous vient ce don ? demanda Adrien lorsqu'il le rejoignit à la hauteur du Grand Palais.
- Je n'ai aucun don ! dit Rabintra en ouvrant les bras. N'importe qui peut faire cela à condition de le vouloir. Si, si, je vous assure, tout homme est capable d'échapper à son enveloppe physique sans perdre aucune de ses sensations. Croyez vous maintenant à ce que disait Platon ?
En arrivant à l'Arc de triomphe, le mage ralentit et l'invita à se poser sur la terrasse du monument, à quelques mètres d'un groupe de Japonais dont les appareils photos mitraillaient le paysage. A la stupéfaction d’Adrien, personne ne sembla s'apercevoir de leur arrivée. L'un des touristes s'approcha même du mage jusqu'à le toucher, et continua à filmer les avenues des Maréchaux sans tenir compte de sa présence.
- Voila un bon moyen de visiter les édifices publics sans payer, plaisanta Rabintra. Mais peut-être est-ce que je choque votre honnêteté de fonctionnaire ?
Adrien regardait la scène avec effarement et cherchait une explication.
- Ils ne nous voient pas, c'est ça ? demanda t’ il en désignant les touristes.
- Bien entendu, répondit Rabintra. Comment voudriez-vous qu’ils vous voient ? Je vous ai dit que nous n'étions pas dans la réalité.
- Mais alors, où sommes nous et que sommes-nous exactement ? Je sens pourtant bien que je suis assis sur cette corniche, que la pierre est chaude et que j'ai le vent dans les cheveux !
Rabintra fit la grimace.
- Je ne sais pas, moi, personne ne le sait. Nous sommes ce qu’on appelle dans notre jargon un corps astral, si vous voulez absolument une définition. Mais ça ne veut rien dire.
- Comment avez vous connu l’existence de cet... état ? Vous êtes sans doute un … heu …comment dit-on déjà, un Initié !
Rabintra, qui regardait d’un œil connaisseur une ravissante asiatique aux longues jambes nues, eut un petit rire.
- Moi, un initié ! Ah, ah, vous plaisantez. Ces expériences sont vieilles comme le monde, et n’importe qui peut en faire autant avec un peu d’entraînement. Vous savez, depuis l’origine des temps, les récits et les représentations sont peuplés d’anges et d’êtres volants. Les anciens Egyptiens croyaient déjà que tout individu était pourvu d’un second corps appelé ba, qui avait la forme d’un oiseau à visage humain, et qui abandonnait le corps au moment de la mort.
Très excité, Adrien assommait le mage de questions en gesticulant, au milieu de la foule des touristes, qui prenaient des photos au travers de son corps.
- Je vous en prie, cher monsieur, dit Rabintra, cessez de raisonner ou d’essayer de comprendre et profitez de votre voyage. Tenez, je vais m’éloigner, car ce japonais me souffle au visage la fumée de sa cigarette. A vrai dire, je ne supporte que les Havanes.
Il resserra la ceinture de sa robe de chambre, ajusta son turban et se tourna vers l’immense avenue encombrée d'automobiles qui brillaient sous le soleil de l'après midi.
- Et ceux là, dit Adrien en montrant du doigt les passants, qu'est ce qui me prouve qu'ils existent ? Qui est dans l’illusion, eux ou nous ? Ou les deux à la fois ?
- Je vous répète qu'il ne faut pas vous poser de questions, mais jouir de cet instant dont vous vous souviendrez éternellement. Continuons, voulez-vous ?
Il sauta du parapet et l’attendit à mi-hauteur du monument. En dessous de lui, le flot des passants circulait, parfaitement indifférent à leur présence.
Sans aucune appréhension cette fois ci, l’inspecteur sauta à son tour par-dessus les filets de la balustrade, et rejoignit Rabintra en battant des bras pour son seul plaisir.
- Peut être serait-il temps de rentrer. J'ai un rendez-vous dans le XV° à dix-huit heures avec un fraudeur important, un ancien ministre. Au fait, je dois aussi vous faire signer notre convention. Vous n'avez pas oublié, j'espère ?
Mais le mage ne semblait pas l'entendre. Il leva les mains au dessus de sa tête et amorça une montée très rapide. En quelques instants, ils atteignirent une altitude qui leur permettait de contempler toute la ville, lovée dans les méandres de la Seine, à travers la brume de pollution qui la recouvrait comme un voile. Adrien, qui voyageait souvent en avion, pensa que ça n'avait rien à voir avec la vision étriquée que l'on avait depuis un étroit hublot, qui ne dévoilait qu'une infime partie du paysage.
L'inspecteur était émerveillé de la précision de ce rêve, et éprouvait des sensations étonnamment familières. Il ne ressentait aucune gêne, alors qu’à cette l'altitude, il aurait dû souffrir du froid et du manque d'oxygène, et n’avait absolument pas peur de cette étrange situation. Il éprouvait même un sentiment de béatitude et de libération, et une soudaine indifférence aux problèmes qui le préoccupaient peu de temps auparavant. Que mon ministre continue à piller ses concitoyens, pensa t’il, après tout je m’en fous royalement, je m’occuperai de lui demain ou un autre jour.
Venu du fond de l'horizon, un troupeau d'oiseaux migrateurs croisa leur route et s'éloigna en poussant de petits cris stridents.
L'un derrière l'autre, les deux hommes poursuivaient leur ascension, les bras à peine écartés du corps, sans fournir aucun effort physique. Ils traversèrent ensuite une couche nuageuse, dans laquelle leur corps fut agité de soubresauts, avant de retrouver l'éclat aveuglant du soleil. Ce n'était plus, au-dessous d’eux, qu'une mer de nuages ininterrompue avec des trouées ouvrant sur des champs cultivés et de tranquilles villages.
Tandis qu'ils éloignaient de la région parisienne, obliquant droit vers le sud, l'inspecteur aperçut trois points qui se détachaient sur le ciel bleu, qui ne ressemblaient pas aux oiseaux qu’ils venaient de rencontrer. De formes plus grandes et plus massives. Le mage les désigna du doigt et vola avec agilité à leur rencontre.
- Un collègue ! dit-il avec un grand sourire.
Au fur et à mesure que la distance diminuait, l'inspecteur reconnut un couple de jeunes gens qui se tenaient par la main, précédé de quelques mètres par un autre individu plus âgé qui portait un imperméable et un chapeau mou. Il tenait par la poignée un gros cartable et semblait guider les deux autres personnes.
Parvenu à leur contact, celui ci serra chaleureusement la main du mage.
- Tiens ! Rabintra ! s’exclama t'il. On ne s’était pas vu depuis, si je ne me trompe, le dernier Congrès de Décorporation. Vous volez pour tourisme ou pour affaires ?
- Un peu les deux, mon cher Folon, précisa le mage. Monsieur est mon inspecteur des contributions, et il souhaitait en savoir plus sur mon activité. Alors, je l’ai emmené faire un petit tour. C'est bien normal, n'est ce pas ?
Son confrère prit un air gêné.
- Ne craignez rien, dit Rabintra en riant, il ne travaille pas sur votre secteur. Et quant à nous, il n’y a aucun problème, tout a été arrangé avant de partir.
Les deux jeunes gens s’embrassaient tendrement et bavardaient entre eux comme s’ils étaient seuls au monde.
- Un voyage de noces, dit le guide. Il sont adorables, n’est ce pas ? Bien , il faut que je vous laisse, ils ont pris un forfait à la journée et ils veulent en profiter. Venez dire bonjour, les enfants !
Les jeunes gens saluèrent Adrien et le mage avec gentillesse. Les deux groupes de voyageurs échangèrent leurs impressions pendant quelques minutes , puis le couple et son guide s’éloignèrent à vive allure, avant de disparaître dans les nuages.
- Nous pourrions peut-être rentrer avec eux , suggéra Adrien en les suivant des yeux.
- Surtout pas ! Vous n'avez pas encore vu le plus beau ! Suivez-moi ! dit Rabintra dans un grand mouvement de manches.
Et il continua à monter, entraînant son compagnon dans son sillage.
Après quelques minutes, Adrien regarda derrière lui et aperçut les contours du continent européen, puis l’immensité de l’océan. Ils grimpaient toujours, et on voyait l’horizon se courber jusqu’à dévoiler la forme du globe terrestre. L’inspecteur s’arrêta pour contempler l’Afrique et le désert saharien, d’une belle couleur dorée, bordée d’immenses forêts d’un vert profond.
- Attention ! dit brusquement Rabintra. Garez-vous à gauche !
Une masse brillamment éclairée par la lumière solaire fonçait sur eux. En s’écartant, Adrien reconnut la station spatiale internationale, qui gravitait en orbite depuis des mois, à son aspect caractéristique et aux paraboles télescopiques qui l'entouraient. Il s’en approcha et put même voir à l'intérieur un homme en combinaison grise assis devant un ordinateur. La Terre leur apparaissait toute entière en contrastes de bleu de vert et d’ocre, comme glacée par la lumière du soleil.
- C’est magnifique ! dit Adrien.
Le mage ne lui accorda qu’un bref instant pour admirer le paysage et poursuivit sa progression dans l'espace, de plus en plus rapidement, sans dévier d'une trajectoire rectiligne.
Ils atteignirent Mars en peu de temps, croisèrent Saturne et ses anneaux, une autre planète dont Adrien ignorait le nom, puis c’est le soleil lui même qui commença à s’éloigner. Le corps des deux hommes devenait progressivement plus transparent, puis ils semblèrent se fondre dans le vide.
La galaxie était maintenant bien visible, reconnaissable à sa forme lenticulaire et à ses longs bras spiralés projetés dans l’espace qui l’entourait, brillant des feux de ses milliards d’étoiles. Puis elle se confondit avec d’autres objets célestes.
Lorsque Adrien tendit les bras en avant, il ne vit même pas la trace de ses mains. Il lui sembla se dématérialiser, jusqu'à ce qu'il ait l'impression de ne plus exister que par le regard qu'il portait sur les astres et par le son de la voix du mage, qui lui parvenait clairement même dans ce vide absolu.
Ils évoluaient maintenant dans le monde désert de la nuit cosmique, sans autre repère que les constellations qui brillaient dans les ténèbres. De temps en temps, un météorite croisait leur route et s'éloignait d'eux à une folle vitesse.
- Extraordinaire, dit Adrien avec enthousiasme, après un temps qui lui parut infini. Vous savez, je m'excuse d'avoir douté de vous et de n’avoir pas cru à vos voyages virtuels. Je vais demander à mon administration si elle ne peut pas faire un effort pour votre... Rabintra, vous m'entendez ? Où êtes vous ? Rabintra !
Il perçut comme un écho très lointain la voix du mage.
- Je vous entends !
- Je disais que c'était un spectacle merveilleux ! Vous aviez raison, c'est un rêve incroyable que celui que vous me faites vivre !
Il entendit le rire de Rabintra qui résonnait en écho dans l'espace.
- Le rêve ? Ah ah ah ! Le rêve ! De quel rêve voulez vous parler, monsieur l'inspecteur ? Il n'y a pas de rêve !
Puis le rire à son tour cessa d'être perceptible et tout contact cessa avec le mage .
C’est à cet instant qu’ Adrien, regardant autour de lui les milliards de points lumineux indistincts les uns des autres, comprit que jamais, jamais il ne retrouverait le chemin de la Terre.



« J’étais hors du temps et de la matière, je sentis que je me séparais de mon corps, tout comme j’imagine que l’esprit se dégage de notre forme corporelle. Je flottais dans le cockpit , puis j’obliquais vers le haut, à l’extérieur de l’appareil, avant de prendre une forme qui ne ressemblait en rien à la forme humaine que j’avais laissée dans un avion volant à grande vitesse »
Charles Lindbergh , 1° vol transatlantique, 1927
[1] Platon, la république, livre X

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