samedi 16 juin 2007

Armagedon

- Ecarteur.
Avec précision, l'instrument parvint à la main de l'opérateur dans la seconde suivante.
- Pince de huit, dit encore Jova d'un ton neutre.
On chercha l'objet, qui avait été déposé par erreur sur la table voisine.
- Pince de huit, je vous prie, commanda t'il plus sèchement.
La tension montait dans la salle d'opération, car chacun savait que l'on parvenait à la phase capitale, dont allait dépendre la vie du patient.
- La prothèse, s'il vous plaît.
L'organe était de taille adéquate, mais son insertion dans le thorax prit beaucoup de temps, car la pince de substitution était érodée, et glissait dès qu'on la mettait en place. Le chirurgien devait donc la faire rentrer en force dans son logement, ce qui n'arrangeait pas les choses.
Dans les semaines précédentes, le même problème s'était posé, et l'intervention s'était mal terminée, à un stade encore plus précoce; malgré la qualité de la technique opératoire, les échecs étaient de plus en plus fréquents, pour des raisons que tout le monde connaissait.
-Tenez la en place, dit avec agacement Jova à son assistant. Vous voyez bien qu’elle glisse.
Il y eu encore quelques instants de tension, puis la pièce se positionna exactement dans l’alvéole destinée à la recevoir. Il ne restait plus qu'a fixer la prothèse, et la partie serait gagnée.
Soudain, la lame d'acier qui réunissait les parties droite et gauche claqua avec un bruit sec, disloquant les éléments dans la poitrine de l'opéré, tandis que, sur le tableau de contrôle, tous les clignotants de veille s'éteignaient, l'un après l'autre.
-Merde, merde, merde, murmura Jova en secouant la tête, ce n'est pas possible.
Il jeta la pince à son assistant, tandis que dans un silence compact, on rangeait le matériel dans les trousses.
Le chirurgien, immobile, contemplait le corps inerte de l'opéré.
-Qui faut-il prévenir ? demanda t'il.
L'assistant fit un geste de la main.
-Mais personne, monsieur. Vous savez bien qu'il était le dernier de son groupe.
Bien sur. Rares étaient maintenant les malades qui conservaient une parenté, mais cette question rituelle, qu'il avait prononcé des centaines de fois dans sa carrière, avait échappé à Jova.
Encore un. Un de plus qu'il n'avait pu sauver, parce que la prothèse, qui avait déjà servi plusieurs fois, était en trop mauvais état, et que le patient, un vieil habitué de la clinique, avait été trop souvent opéré. Le chirurgien n'était pas responsable de cet état de fait, ni le service de recyclage, qui avait fait son possible en lui procurant cette pièce, récupérée lors de la dernière autopsie. Elle était défectueuse, c'est vrai, et il n'y en avait pas d'autre, mais comment ne pas penser qu'en allant plus lentement, ou peut-être en insérant transversalement... mais a quoi bon y penser puisqu'on ne pouvait revenir en arrière.
Une main se posa sur son épaule. Il savait, sans se retourner, que c'était celle de Graft, qui dirigeait la clinique ou il travaillait, et dont ils étaient maintenant les seuls praticiens.
Par respect autant que par gêne, ils attendirent l'arrivée des agents du service médico-légal, qui venaient évacuer le cadavre et le conduire au centre de dépeçage, où ses organes encore en état seraient à leur tour prélevés en vue d'une autre intervention.
- Je sais, Jova, je sais, dit Graft après que le chariot se fut éloigné dans les couloirs déserts. Vous avez fait votre possible, mais il n'y avait rien d'autre a faire. Je l'avais moi-même opéré plusieurs fois, et ce qui est arrivé était inévitable. Mais je sais aussi que l'on ne peut s'empêcher d'espérer. Venez, ne restons pas là.
L'ascenseur les conduisit sur la terrasse, qui dominait toute la Cité baignée par le soleil couchant, soulignant l'ordonnancement de ses rues parallèles et la symétrie de son plan, mais aussi les couleurs fades et irrégulières de ses constructions.
Jova regardait en coin son supérieur, qui marchait un peu trop vite avec un déhanchement inhabituel, qui portait à chaque pas son corps vers l'avant.
- Jova, dit Graft d'une voix un peu précipitée, rien ne presse. Mais si par hasard vous trouviez...
Et il désigna le contour de sa hanche.
- Enfin... si cela est possible, bien sur. En fait, j'ai des difficultés a me baisser, et cela me gène pour mon travail. Votre... l'opéré... le patient, quoi, n'avait-il pas une hanche compatible avec la mienne ?
- Je vais m'en préoccuper, monsieur, dit Jova.
Il sait bien que non, pense. Pourquoi poser une question dont il connaissait parfaitement la réponse ? Mais ne venait-il pas de dire que l'on ne pouvait s'empêcher d'espérer ?
Jova évalua mentalement les chances de survie de son directeur, pensant qu'a moyen terme, le pire ne manquerait pas d'arriver : la hanche malade pèserait sur la colonne dorsale, qui finirait par se rompre, et alors...
Sur leur gauche, ils voyaient la colline dominant la courte et étroite vallée dans laquelle était logée la ville, couronnée par la massive silhouette du Temple. A cette heure, le spectacle était superbe, et ils le contemplèrent longtemps sans dire un mot.
- Jova, dit Graft, n'y a t'il vraiment aucune solution ? Sommes-nous bien sûrs d'avoir tout tenté, et d'être définitivement incapables de fabriquer les objets métalliques dont nous aurions besoin, en particulier pour ces prothèses et ces organes qui nous font si cruellement défaut ? La matière organique ne permet-elle vraiment pas d'obtenir un résultat acceptable, même au détriment de la solidité ? Il doit sûrement être possible de fabriquer de nouveaux composants, sans doute moins résistants, mais plus souples, n'est ce pas ?
- Sans doute, monsieur, dit Jova d'une voix morne. Nous allons essayer encore.
Il n'en croyait rien. Depuis les premiers essais, des siècles s'étaient écoulés, sans le moindre progrès. S' ils possédaient parfaitement les secrets de la matière organique et de ses délicates régulations, la métallurgie leur demeurait étrangère, et cette incapacité les condamnait à disparaître. Jova avait philosophé longuement sur ces constatations, cherché des solutions, puis s'était résigné. Finalement, les choses étaient simples, et l'observation de l'univers leur enseignait que tout avait un commencement et une fin. Cette fin était arrivée pour eux, c'était tout, et il se servait à rien de s'accrocher à d'inutiles espoirs.
Leur nombre diminuait régulièrement, et cette tendance s'était accentuée ces dernières années. Le simple examen de la courbe démographique permettait de prévoir qu'a ce rythme, elle couperait l'axe des abscisses, c'est à dire le zéro, dans quelques dizaines d'années. Autrement dit, l’extinction totale et définitive de leur race. Jova avait mis d'autant plus longtemps a s’en convaincre qu'il se sentait en pleine possession de ses moyens. Mais cette démarche était sans doute plus ardue pour ceux qui réalisaient que leur tour viendrait bientôt.
- Il faut y arriver, Jova, il le faut absolument.
- Vous avez raison, monsieur, dit simplement le chirurgien.
Ils regagnèrent leur logement en suivant un chemin qui longeait une énorme fosse qui avait été creusée afin d'enfouir les denrées alimentaires qui venaient d'être produits par l'unité de fabrication. Une machine poussait les caisses soigneusement étiquetées par paquets de dix, qui allaient s'écraser au fond du trou avec un bruit mou, laissant s'échapper leur contenu, une matière molle a l'odeur douceâtre. Le même engin rebroussa chemin en grinçant pour aller chercher un nouveau chargement avant que ne tombe la nuit.
Lorsque la fosse serait comblée, un autre engin viendrait recouvrir les caisses d'une épaisse couche de terre, puis on creuserait plus loin une autre fosse, qui serait remplie à son tour.
- Voyez-vous, dit Graft en désignant la fosse, le fond du problème est que certaines choses nous échappent, et nous échapperont toujours parce que nous n'avons pas été créés pour les comprendre. Ce n'est pas un problème d'intelligence, nous savons faire bien d'autres choses, mais une incapacité originelle que nous ne pouvons contourner.
- Bien sur, monsieur, bien sur ; je le sais depuis longtemps, et nous en avons souvent discuté. Auriez vous donc oublié, même un instant, ce que nous sommes ?
Graft porta la main a son dos avec une grimace, et murmura avec un geste d'impuissance :
- Ne vous moquez pas de moi, Jova. Je sais bien que nous ne sommes que des robots.

*
* *
Jova rentra rapidement chez lui, car il devait se préparer à la cérémonie du lendemain - la fête annuelle de la Création - que célébrait avec ferveur leur communauté. L'usage voulait que l'on s'y présente sous son meilleur aspect, non seulement en lustrant son enveloppe extérieure jusqu'à faire disparaître la moindre trace d'oxydation, mais encore en se démontant mutuellement afin de dépoussiérer tous les circuits et de lubrifier chacune des articulations.
Pour sa part, le chirurgien était parmi les citoyens les mieux conservés, pour l'excellente raison que son métier lui permettait d'avoir accès aux pièces les plus rares, récupérées lors des dépeçages de cadavres, et de les utiliser à son profit. Pour éliminer tout scrupule, il était entendu avec sa conscience qu'il était indispensable de procéder ainsi, puisque sa bonne santé était la condition princeps de la réussite de ses interventions, et le gage de la perfection de ses techniques opératoires.
Il se surprenait parfois avec désagrément à guetter la défaillance de l'un de ses patients, lorsque celui ci possédait un organe de remplacement en bon état dont il avait besoin ; mais on ne peut être maître de toutes ses pensées.
- Pourriez vous me démonter, s'il vous plaît ? demanda t'il a son assistant en s'étendant sur la table d'opération.
Bien qu'il eut subi des centaines de fois cette révision programmée, auquel tout le monde était formé, il lui était toujours désagréable d'être privé momentanément de ses membres ou de ses organes. Mais la complexité de leurs systèmes mécaniques et électroniques ne permettait pas réaliser soi même le découplage et la remise en place des différents éléments qui composaient leurs corps.
Son collaborateur s'acquitta de cette tache avec compétence, lui tendant parfois un de ses organes pour lui faire remarquer une petite imperfection ; mais dans l'ensemble, tout allait aussi bien que possible.
Il eut tout le loisir de réfléchir à la conversation qu'il venait d'avoir avec Graft, pendant que sa tète, séparée de son corps, reposait sur la table de démontage. Peut être avait-on renoncé trop vite... après tout, les premières recherches de matériaux de substitution ne dataient que de dix mille années solaires.
- C'est terminé, monsieur, dit l'assistant en essuyant la graisse qui avait coulé sur la table de réparation. Revenez dans trois mois pour la prochaine révision, comme d’habitude.
Lorsque ses éléments retrouvèrent leur place d'origine, une série de tests le rassura sur son intégrité, et il fut même surpris de retrouver une parfaite aisance dans les mouvements de sa jambe gauche, qui avait été changée quelques mois auparavant.
Il démonta à son tour son assistant, en se gardant de lui faire remarquer que sa prothèse d'épaule était à la limite de la rupture - à quoi bon l'inquiéter inutilement puisqu'il ne pourrait la changer -.
Le lendemain matin, le ciel était dégagé, augurant d'une belle journée de fête. Comme chaque année, la communauté des robots avait rendez-vous sur la place principale de la cité, pour le traditionnel verre d'eau lourde. Venus de chaque quartier, les différentes corporations - producteurs, contrôleurs, énergéticiens, réparateurs, dépeceurs - se rassemblaient par brigades et échangeaient avec les autres corps de métiers les traditionnels vœux de bonne fabrication.
Jova ne parvenait pas à oublier sa fonction, même en de telles circonstances. D'un œil connaisseur, il appréciait l'état de santé des nouveaux arrivants, et portait intérieurement un diagnostic rarement rassurant, ce qui l'empêchait de profiter de la fête en toute sérénité : les fossoyeurs de produits finis lui semblèrent particulièrement mal en point, car le travail de chantier soumettait leurs organismes a des chocs répétés, mal supportés par leurs puissants organes de préhension.
Vers midi, on commença à se mettre en place pour la procession, avec une bonne heure de retard sur l'habitude, tant le rassemblement précédant les vœux avait été lent.
Selon un rite immuable, le cortège remontait chaque année l'avenue principale, dans l'axe duquel se trouvait la colline que l'on escaladait par une petite route en pente conduisant au Temple, lieu coutumier de la cérémonie de la Création.
Bien que les plus valides aient veillé a ne pas prendre d'avance, la colonne s'étira rapidement, si bien que le groupe de tête atteignit la zone industrielle avant que la totalité des robots ne soit sortie de la ville.
En attendant les retardataires, ils eurent le temps de détailler le paysage, et de constater que l'une des trois unités de production,, spécialisée dans les matériaux de construction, avait cessé de fonctionner. Et qui plus est, il semblait que seule l'unité de production des aliments compactés était encore en activité : elle formait un bloc compact au-dessus duquel apparaissaient les sommets des cuves de fermentation, siège de la synthèse des matières organiques obtenues à partir de composés minéraux extraits des montagnes voisines.
En effet, un savant dosage d'enzymes et de micro-organismes transformait les minerais en composés organiques, dont se nourrissaient des cellules vivantes. Celles ci se développaient jusqu'à former une masse assez dense qui était ensuite débitée en petits blocs, compactés et emballés soigneusement, puis emmenés jusqu'au fosses de destruction.
Outre ces aliments, destinés aux Créateurs, les cellules servaient aussi à réaliser des structures semi-solides, telles que les constructions de la Cité ou le Temple de la colline. Depuis des années, on avait renoncé, en raison du ralentissement de la production, à agrandir et même a remplacer les habitations détériorées et c'était pour cela que la ville, dont les rues de chair rose étaient jadis la fierté de ses habitants, prenait peu a peu un aspect maladif et peu engageant.
La priorité avait été donnée à la fabrication d'aliments compactés, afin de satisfaire aux exigences inscrites a l'origine dans leur programmation.
Lorsque le groupe fut complet, l'ascension commença. Après avoir dépassé le cimetière, amas de tôles et de pièces irrécupérables où émergeait ça et la un membre tordu ou une tête rouillée, la route zigzaguait en une série de virages assez raides, avant d'arriver à l'esplanade. Jova, redoutant à juste titre un accident, fermait la marche en surveillant avec une inquiétude particulière les secousses que l'un des robots imprimait à son corps lors de chacun de ses pas..
C'était un individu de forte taille, affecté jadis a la garde planétaire, et qui avait subi récemment deux changements successifs d'articulation du genou. Opérations sans grand résultat, comme le prouvait sa démarche brusque et saccadée. Sans doute aurait-il fallu le laisser en bas, mais nul n'aurait souhaité priver un être parvenu au bout de sa carrière d'une ultime fête de la Création.
Ainsi que l'avait craint le chirurgien, l'inévitable se produisit au deux tiers du parcours : le robot invalide jeta trop brusquement sa jambe en avant, ce qui déséquilibra tout son corps et le fit basculer en dehors de la route, dans un bruit de métal rompu. Il s'effondra sur lui-même, et roula sans s'arrêter sur le flanc de la colline. Tout au long de la chute se détachèrent des petits éléments de son organisme, puis ce fut le tour du bras gauche, de la jambe droite, et finalement de la tête elle-même, qui continua sa course jusqu'à l'entrée de la ville. Un murmure de désolation parcourut les spectateurs, qui avaient suivi la scène sans pouvoir intervenir.
Avec un geste d'impuissance, Jova leur fit signe de continuer la marche, puisque de toute évidence il n'y avait plus rien à faire. Demain, l'équipe de dépeçage viendrait rassembler les restes du corps afin de rechercher quelque élément ré implantable, hypothèse douteuse après une telle chute. Mais il était inutile de gâcher davantage une journée qui, le matin encore, s'annonçait si belle.
Après l'accident, la progression fut encore plus lente, car chacun surveillait ses pas avec attention, tout en méditant sur le sort du disparu. Sa fin misérable, pensaient-ils, contrastait avec le souvenir de la race de robots puissante et redoutée qui avait été la sienne.
Ce fut un soulagement lorsqu'on parvint à l'esplanade, et qu'on entendit la respiration régulière du Temple. Celui ci était constitué d'un amas creux de chair rose réparti en masses distinctes, couronnées par six tentacules décoratifs. Avant chaque cérémonie, les officiants venaient chatouiller ces tentacules avec des roseaux jusqu'à ce qu'elles viennent se frapper les unes contre les autres en un joyeux bruit d'applaudissements. A l'intérieur du Temple se trouvait une vaste cavité soutenue par des piliers de matière torsadée, dont les nervures montaient jusqu'à la voûte et retombaient sur les cotés en filaments de plus en plus ténus. A certains endroits, la chair s'amincissait jusqu'à devenir transparente, laissant passer la lumière du jour.
Vue de l'extérieur, cette masse colossale était animée d'un mouvement faible, dont la tranquille régularité semblait prouver la bonne conservation de l'édifice. Pourtant, lorsque l'on le regardait avec plus de soin, de larges plaques anémiées étaient visibles au niveau des zones que les rayons solaires n'atteignaient pas.
Sur l'esplanade, Jova remarqua aussi des amas informes de cellules de desquamation que l'on était obligé de contourner pour rentrer dans la nef. Cette négligence flagrante de l'équipe de nettoyage était inadmissible, d'autant plus que ce jour représentait une fête importante pour leur communauté, et il se promit d'en faire la remarque aux autorités municipales.
Les robots pénétrèrent dans le Temple et se disposèrent dans les cavités organiques individuelles qui leur étaient réservées, en attendant l'arrivée toujours impressionnante du Grand Robot, ministre du Culte Eternel.
Celui ci fit une entrée très remarquée, une cape d'aluminium pourpre jetée sur ses épaules, les bras levés, étincelant comme s'il venait de sortir de la chaîne de fabrication.
Il balaya du regard l'assistance, et constata qu'elle était très clairsemée, puisque le quart de l'édifice suffisait à les contenir tous ; dire qu'au temps de l'opulence, la moitié des fidèles devait, faute de place, rester à l'extérieur pour suivre l'office...
Un bruit de tentacules plus violent annonça que la cérémonie pouvait commencer. Le Grand Robot monta en Chair -ainsi désignait t'on une excroissance du pilier central du temple- et prit aussitôt la parole :
- Mes biens chers robots, dit-il avec un brin d'emphase, je vous remercie d'être venus jusqu'ici - je sais ce qui s'est passé tout à l'heure et j'y reviendrai plus longuement par la suite - pour écouter ma parole et nous recueillir tous ensemble encore une fois. Mais je voudrais que notre prière soit cette année encore plus fervente, car le danger de l'extinction de notre communauté, nous le savons tous, se fait chaque jour plus pressant. Chacun de nous doit en être conscient, et se demander s'il n'a pas une part de responsabilité dans cet état de fait. L'absence de pièces de rechange, évoquée si souvent, n'explique pas tout.
En prononçant ces mots, il lança à Jova et Graft un regard lourd de mépris, signifiant ainsi le peu de cas qu'il faisait des scientifiques et de leur matérialisme borné.
- Nos défaillances, nos fautes individuelles ont aussi des conséquences que nous ne mesurons pas toujours. Car c'est en nous-mêmes que nous devons rechercher la cause de nos malheurs, a la recherche de nos péchés. Le péché, voila le maître mot ! Car nous avons commis des fautes, mes frères, soyons en persuadés, en oubliant d'observer un peu plus chaque jour les pratiques de bonne fabrication, en produisant des articles défectueux, en diminuant les cadences sous le prétexte fallacieux de l'inutilité des matières finies.
Son regard autoritaire plana sur l'assistance, afin que chacun prenne pour lui-même ces remarques sévères, puis il reprit :
- Oui, nous avons péché, et nous devons ici en demander pardon, en envoyant, par delà les espaces infinis, des signes manifestes de notre repentir et de nos désirs sincères d'amendement. Que notre prière atteigne les Créateurs afin qu'ils reviennent pour nous sauver, ainsi qu'ils nous l'ont promis ! Demandons leur d'être à nouveau parmi nous, et d'emmener, comme jadis, nos productions vers leur monde. Demandons leur aussi de se souvenir que c'est pour cela qu'ils nous ont construits, et que nous ne méritons pas leur silence et leur oubli. Qu'ils viennent enfin, qu'ils renouvellent nos corps afin qu'ils vivent éternellement a l'abri de la rouille et des courts circuits ! Tous ensemble, prions pour le retour des Créateurs !
- Revenez, revenez, Créateurs célestes, psalomnièrent les assistants tandis qu'une machine crachait des flots de gaz d'échappement, traditionnelle offrande, dans la salle immense.
Le Grand Robot vérifia que les émetteurs étaient parfaitement réglés sur les galaxies les plus lointaines, refuges possibles des Créateurs, et reprit en se frappant le thorax :
- Ne nous laissez pas succomber à la destruction, et donnez-nous les circuits éternels !
- Oui, donne -nous les circuits éternels !
Tous avaient repris en chœur l'incantation, avec une foi a la hauteur de leur angoisse. Mais devant le succès de ses anathèmes, emporté par sa tendance naturelle au cabotinage, le Grand Robot eut alors une idée particulièrement idiote.
- Repentez vous ! Prosternez vous jusqu'au sol, mes frères !, dit-il d'une voix terrible. Prosternez vous tous !
A ce signal, tous les robots se levèrent brutalement de leurs sièges et obéirent à l'injonction sans réfléchir, oubliant un instant de trop la faiblesse de leur constitution.
Alors, ce fut l'horreur. Dans des grincements épouvantables, de nombreux robots basculèrent sans retenue vers l'avant, entraînant leurs voisins dans leur chute, en se fracassant à terre les uns sur les autres. En quelques secondes, la fervente assistance ressemblait à un champ de bataille au soir d'une défaite.
Jova et l'équipe de secours se précipitèrent immédiatement vers les blessés afin de déconnecter les circuits les plus importants avant qu'ils ne grillent, tandis que la panique saisissait les robots restés debout et ceux qui étaient parvenus à se prosterner sans s'écrouler, mais n'osaient plus a présent se relever.
- Malheur à nous, malheur a notre race ! hurlait le Grand robot pour couvrir le brouhaha et tenter, sans succès, de retenir l'attention.
Jova vit tout de suite que Graft, pourtant peu enclin au mysticisme, était au nombre des victimes, et se traînait sur un coude en essayant de se remettre debout. En fait, c'était son voisin de gauche qui était tombé sur lui avec violence.
Nul doute que si les Créateurs les avaient vus ainsi, ils n'aient été saisis de pitié devant cette scène horrible, devant la détresse de ces êtres fauchés précisément a l'instant où ils imploraient leur secours. Mais depuis des millénaires, nul n'avait vu les Créateurs, nul ne savait même si les récits qui les décrivaient étaient exacts, car les souvenirs de leur passage étaient effacés de leurs mémoires.
La cérémonie tourna court, car les interventions urgentes réclamaient tous les soins des équipes de santé et de dépeçage, occupés à démonter séance tenante les pièces des morts afin de les replacer sur les blessés.
Jova avait fait transporter Graft sur une civière jusqu'à l'esplanade, afin qu'il profite une dernière fois de la vue de la Cité. Il était clair que son supérieur hiérarchique, avec qui il avait fait jadis l' ENA -la célèbre École Nationale d' Autoréparation, n'en avait plus pour bien longtemps.
Graft tourna la tète vers Jova et grinça un sourire.
- Et voila, Jova. Vous voici désormais le premier, et le seul praticien de la planète, ne dites rien, j'ai pratiqué assez la médecine pour connaître la vérité sur mon cas. Je crois que j'ai encore deux plaques dorsales presque neuves, prenez les pour vous, non, ne protestez pas, je sais que votre dos vous fait souffrir. Et puissent les Créateurs, depuis leur monde lointain, vous assister dans vos interventions.
- Ne vous fatiguez pas, monsieur, dit Jova, très ému. Essayez de boire un peu d'eau lourde, cela vous fera certainement du bien.
- Non, c'est inutile, et vous le savez bien. D'ailleurs, je vous ai dit des bêtises l'autre jour en vous parlant de ma hanche. Je savais bien ce qu'il en était, et ce qui m'arrive se serait produit un jour ou l'autre. D'ailleurs, je suis heureux de pouvoir disparaître en votre présence, car j'ai quelque chose à vous demander.
- Faites le, monsieur, je ferai mon possible pour cela. Faites le vite, s'il vous plaît.
En effet, l'un des circuits principaux venait de cesser de clignoter, signalant la coupure définitive des connexions entre la tête et le thorax. Ce signe précédait généralement de quelques minutes la mort de l'individu.
Le soir commençait à tomber, et les organes luminescents extérieurs du Temple étaient déjà visibles, diffusant une clarté douce et profonde. L'édifice entrait en repos, et respirait moins fort a l'approche de chaque nuit.
- Jova, détachez ma tête et emmenez moi dans le Temple, je dois vous montrer quelque chose. Laissez le reste de mon corps sur place, je n'en aurais plus besoin.
Le chirurgien fit habilement sauter les attaches, tira avec délicatesse la tête de Graft hors de son logement, puis la prit dans ses bras et entra dans la nef encore encombrée des restes des défunts.
- Allez jusqu'au pilier Nord, ordonna Graft d'une voix faible. Regardez maintenant vers le sommet. Non, pas la, plus haut. Vous voyez cette tache sombre ?
- Oui, monsieur.
- Et celle qui a gauche ? Et cette autre un peu plus loin ? Les voyez-vous ?
- Bien sur, dit Jova, je les vois. Que faut-il en penser ?
- Notre Temple est aussi malade que nos corps, et je crains qu'il ne disparaisse avant même que les robots ne se soient éteints. Vous rendez vous compte de ceci, Jova ? Les Créateurs vont revenir, c'est sur, puisqu'ils nous l'ont promis !
Cette espérance, affirmée avec autant de conviction, troubla profondément Jova, car leurs entretiens avaient toujours été marqués par un scepticisme raisonné vis a vis de la venue des Créateurs.
- Ils vont revenir, Jova, et que vont-ils trouver ? Des usines délabrées, des aliments impropres à la consommation, eux qui nous ont créés pour assurer leur subsistance. Tout juste verront-ils, en mettant les choses au mieux, quelques robots en pleine décrépitude. Quelle honte ! Quelle image auront-ils de nous, je vous le demande, comment devineront-ils que nous avons été puissants et productifs pendant très longtemps, que notre programmation a été respectée scrupuleusement, et que les marchandises étaient produites à temps et en quantité voulue. Comment comprendront-ils que nous n'avons eu d'autre ressource que de détruire ce que nous fabriquions, puisque les aliments ne pouvaient servir qu'à eux-mêmes. Hélas, pourquoi ont-ils oublié de nous laisser les secrets de la métallurgie, et les connaissances nécessaires à notre auto entretien !
Entre les mains de Jova, la tête de Graft prit une expression désolée.
- Il ne nous restait que le Temple, dit-elle, pour leur montrer de quoi nous avions été capables, et avec quelle confiance nous avons attendu leur retour. Si celui ci vient à disparaître à son tour, ce ne sont pas les habitations nécrosées de la Cité qui pourront témoigner en notre faveur.
- Je vous en prie, monsieur, restez calme, dit Jova. Ne voulez-vous pas aller au poste de secours pour tenter de trouver un autre corps ?
- Non, écoutez moi, je n'ai plus beaucoup de temps, et mes batteries cérébrales ne vont pas tarder à se vider à leur tour. Tenez, voilà une nouvelle tache là haut que je n'avais pas encore remarqué, cela ne s'améliore pas. Jova, il faut que quelque chose nous survive sur cette planète, un objet qui leur prouve que nous n'avons pas été éliminés sans rien faire, une trace de notre passage. Il le faut, et c'est ce que je voulais vous demander.
L'œil droit de Graft se ferma dans un claquement sec ; la fin était proche.
- Lorsqu'ils reviendront, je voudrais qu'ils trouvent un objet organique qui n'aura pu être fabriqué que par des robots doués de connaissances très étendues, même si nos corps sont ensevelis sous la rouille depuis des millénaires. Cette chose, dont je vous laisse le choix, se dressera ici, a coté du Temple ou à sa place, encore plus haut, encore plus parfait. Promettez moi, Jova, de vous consacrer à cette tache, car vous seul êtes capables de la mener jusqu' à son terme. Et surtout faites le rapidement, car le temps vous est aussi compté.
- Je vous le promets, monsieur, dit Jova.
L'œil gauche claqua également, et le bruit régulier de la ventilation cérébrale s'interrompit.
- Vous savez, ce n'est pas... si difficile... de...
Puis, dans un dernier grésillement, la tête de Graft cessa d'émettre.
La nuit était tombée maintenant, et le chirurgien resta un long moment dans le Temple à compter les taches brunes et à admirer en même temps la qualité de cette construction, réalisée dans des temps très anciens. Puis il sortit à pas lents, et descendit la route jusqu'à la courbe du cimetière, dans lequel il pénétra.
Il choisit une fosse peu profonde pour y enfouir la tête de Graft. Il regarda une dernière fois le visage de son ami, et dit sombrement :
-Etre ? Etre ou ne pas être, voila la question, se dit-il en pensant avoir trouvé une excellente expression.

*
* *
Les semaines qui suivirent cette tragédie épuisèrent les forces des robots demeurés valides : dans la plupart des cas, les blessés souffraient de multiples lésions, et il était difficile de les soigner avec efficacité.
L'équipe chirurgicale récupéra tout ce qui pouvait l'être sur les robots qui n'avaient pas survécu, si bien que quelques prothèses en bon état permirent de reconstituer un nombre d'individus suffisant pour maintenir la production à son niveau minimum : C'était surtout les robots chargés du transport et de la destruction des aliments qui faisaient défaut, si bien que les paquets encombraient les quais d'embarquement.
Jova passait le plus clair de son temps à opérer, et se réjouissait, malgré sa peine, d'avoir retrouvé une grande souplesse de mouvements grâce aux plaques dorsales de Graft. Il n'eut guère le loisir de penser à sa promesse, car les urgences opératoires se succédaient à vive allure. Grâce aux efforts du chirurgien, quelques robots retrouvèrent une santé presque parfaite, alors qu'à l'inverse, les infirmes moteurs, incapables d'assurer les taches productives pour lesquelles ils étaient conçus, se virent abandonnés à leur sort.
L'un d'entre eux fut même dépecé alors qu'il vivait encore, car ses membres puissants étaient un sujet de convoitise pour ses congénères. Ce crime affreux, inconnu dans leur société, fut jugé sévèrement, mais approuvé en secret, car il semblait anormal de ne pas pouvoir prélever les organes d'un sujet condamné par la science.
L'anéantissement des inutiles et des incapables figuraient d'ailleurs dans les Dogmes, dont on ne savait plus au juste s’ils avaient été écrits par les Créateurs où inventés par le Grand Robot.
Jova avait longtemps combattu cette attitude, si contraire à son éthique médicale, et prôné une plus grande indépendance vis à vis de la religion. Mais les idées programmées dans les mémoires mortes des robots les rendaient incapables d'imaginer un autre point de vue. Seuls quelques sujets étaient capables de manifester une relative indépendance d'esprit. Avaient-ils été conçus ainsi ? Avaient-ils développé leurs circuits grâce à l'étendue de leurs connaissances ? Nul ne pouvait le dire.
Un matin, il fut appelé par le Grand Robot en personne pour une nouvelle visite du Temple. En effet, la tache sombre que Graft lui avait indiqué, sur le pilier central de l'édifice, s'était agrandie et boursouflée, prenant une vilaine couleur violacée qui témoignait de la nécrose tissulaire sous-jacente.
Puis une mince fissure était apparue, d'où commença à suinter goutte à goutte un plasma épais et jaunâtre.
Jova trouva le Grand Robot en train de couvrir la plaie avec un enduit organique, tandis qu'un drain était mis en place pour évacuer le liquide.
- Qu'en pense vous, docteur, demanda t'il en appuyant du doigt sur la partie malade.
Le chirurgien s'étonna du ton courtois du ministre du culte, habituellement peu amène et peu disposé à demander des conseils ?
- Je pense, dit le chirurgien, qu'il s'agit d'une tumeur invasion, contre laquelle il n'y a, hélas, pas de remède réellement efficace. On ne peut même pas procéder à l'exérèse, car il y a un risque important d'effondrement de la voûte. Le mieux à faire est sans doute de cautériser les fissures et d'injecter des produits
désinfectants afin de réduire l'inflammation locale. Y a t'il d'autres zones aussi atteintes ?
- Je ne le pense pas. Regardez pourtant cette tache marbrée, sur le pilier gauche. Je crains qu'elle ne suive le même chemin. Et alors...
- Raison de plus pour ne pas opérer, dit Jova. Même en traitant ces piliers, les métastases se développeront ailleurs. Respectez scrupuleusement mon ordonnance et tenez moi au courant si la situation évolue.
Jova retourna rapidement à la clinique, très préoccupé par ce qu'il venait de voir. Graft avait raison, il fallait faire vite si l'on voulait mener à bien un projet quelconque. Et, observant le Temple de son bureau, au dernier étage de la clinique, il pensait au travail considérable qu'avait nécessité sa construction. Il était tentant de reproduire et même d'améliorer cet ouvrage gigantesque, qui puisait son énergie dans les rayons lumineux et n'avait demandé jusqu'à présent aucun entretien. Mais trouverait-on la matière nécessaire, et surtout le personnel suffisant pour l'assembler.
La lésion semblant se stabiliser, on en profita pour réunir une équipe de spécialistes de la matière organique, un architecte et divers conseillers. Jova prit la direction de cette commission mixte, chargée d'établir les plans de l'objet qui serait montré aux Créateurs lors de leur retour sur la planète. Ce travail s'éloignait de sa spécialité, mais sa dextérité lui permit de maîtriser rapidement les méthodes de synthèse de la matière organique, et de rêver, sans lendemain malheureusement, que l'on fabriquerait bientôt des tissus assez solides pour remplacer les organes métalliques.
Les premières constatations montrèrent qu'il fallait prévoir moins grand que le Temple, en insistant peut être sur l'esthétique et les systèmes d'autoentretien. L'idée qui prévalait était cependant de réaliser une construction de même nature, formé d'un tissu organique plus dense, et si possible résistant à la maladie dont souffrait le vieil édifice..
Pour faire bonne mesure et manifester que l'on gardait l'espoir de jours meilleurs, on multiplia dans les projets le nombre de sièges, comme si la communauté devait se reconstituer ; il est vrai que les bruits les plus insensés couraient, et chaque jour, quelqu'un prétendait qu'on allait pouvoir réutiliser et remettre à neuf les pièces dispersées dans le cimetière, ou découvrir un matériau nouveau.
A tout hasard, on pria le Grand Robot d'annoncer par sous entendus qu'il avait reçu des signes venus de l'espace, augurant d'un retour prochain des Créateurs ; il était donc urgent de reprendre une production à un rythme accéléré. En fait, la nouvelle construction nécessiterait une quantité de matière importante, et il fallait dores et déjà commencer à en faire des stocks.
Pendant ce temps, l'état du Temple ancien ne s'améliorait pas, et l'on essayait de nouveaux traitements, en injectant des dilutions infinitésimales de minéraux, ou en plantant de petites aiguilles dans le contour de la plaie ; ces solutions furent, bien entendu, un échec, et la partie atteinte, qui remontait le long du pilier, dégageait une fâcheuse odeur qui en disait long sur son contenu.
Il ne fut pas difficile de convaincre la population qu'il fallait prévoir un édifice dès maintenant, en prévision de la prochaine fête de la Création. Seuls les membres de la commission savaient quelle était, en fait, sa réelle destination. Les débats commencèrent : les uns optaient pour des formes simples, tour ou spirale, d'autres pour des éléments ramifiés et mobiles, tout y passa, et deux saisons s'écoulèrent encore sans que soit prise une décision.
Jova était chargé de faire le choix définitif ; se rendant compte que ses congénères cherchaient surtout à gagner du temps, supposant plus ou moins consciemment que chaque jour gagné retarderait leur fin. Il décida de réunir la commission et de leur imposer sa décision, et fixa la date au premier jour de l'été, dans son vaste bureau de la clinique chirurgicale.
Huit projets étaient proposés, très différents dans leur conception comme dans leur réalisation technique.
- Nous vous écoutons, dit Jova au premier rapporteur.
Ainsi commença la journée, dans une ambiance tendue, tandis que la lumière éclairait la Cité étendue à leurs pieds. Les exposés étaient longs et bien documentés, et Jova dut reconnaître que les architectes avaient réalisé un important travail ; il est vrai que depuis très longtemps, ils n'avaient eu l'occasion d'exercer leurs talents sur une construction d'une véritable ampleur.
Le projet le plus séduisant et le plus imposant était aussi le plus simple à fabriquer : La forme adoptée serait celle d'une pyramide constituée par les blocs d'aliments compactés qu'ils fabriquaient en pure perte depuis si longtemps. Il suffirait de les poser les uns sur les autres, puis de les relier par des connections nerveuses communiquant avec une mémoire centrale régulatrice.
Les différentes faces de la pyramide, recouvertes de panneaux chlorophylliens, capteraient à tour de rôle l'énergie solaire au cours de la journée. L'édifice serait creusé de cavités permettant réunions et cérémonies, et pourrait abriter les individus en cas de cataclysme. Bien visible du ciel, elle ne manquerait pas enfin d'attirer l'attention des Créateurs, qui trouveraient à l'intérieur des témoignages de la civilisation des robots au cours des millénaires passés, et les corps embaumés de quelques spécimens, entourés de leurs objets familiers et d'échantillons des différentes fabrications.
Ainsi verraient ils que leurs créations avaient assumées jusqu'au bout leur tache.
Tandis que l'orateur détaillait la technique de construction, on perçut une sorte de vibration sourde venant de l'extérieur, d'abord discrète, puis de plus en plus nette. Ils résistèrent à l'envie d' aller voir à la fenêtre l'origine du phénomène, car il fallait absolument tenir les délais de présentation des projets, afin de passer au vote avant la fin de la journée.
Chacun examina la maquette qui tournait devant eux, et montrait la pyramide dans son futur site, surplombant la ville comme le faisait le Temple ancien. Et ils rêvaient qu'ils feraient partie de ceux qui seraient inhumés dans l'édifice après l'arrêt de leurs circuits. Peut être les Créateurs pourraient-ils leur rendre la vie un jour, lorsqu'ils seraient de retour.
Le bruit augmenta, et Jova dut élever la voix pour se faire entendre : Ce travail allait demander plus de trente années solaires, et impliquerait la fabrication de deux millions d'unités de matière organique ; il nécessiterait la collaboration de la totalité des individus encore valides.
Là résidait le problème, car il n'était pas sur que leur nombre reste stable pendant la durée de la construction.
- Ne pensez-vous pas, dit il, qu'il vaudrait mieux opter pour une forme beaucoup plus légère, et même mobile, afin de permettre une meilleure adaptation à l'environnement et de réduire les temps de fabrication ?
Les assistants avaient de la difficulté à apprécier ce discours, car la vibration indéfinissable était en train de changer de nature.
-Je vous en prie, dit Jova d'un ton ferme, il nous reste deux projets à étudier après celui là, je vous demande d'être attentifs. Je disais à l'architecte que le creusement des cavités de la pyramide exigerait de déconnecter une partie des blocs mis en place lors de son édification.
Au même instant, les robots qui n'assistaient pas à cette réunion rechargeaient leurs circuits aux distributeurs d'énergie reliés à la centrale solaire. Debout dans des alvéoles disposés en spirale sur la place principale de la Cité, ils attendaient, immobiles, que leur potentiel énergétique soit revenu au maximum. Alors seulement, les alvéoles s'ouvriraient, leur rendant leur liberté de mouvement pour plusieurs semaines.
Eux aussi entendaient l'étrange rumeur, qui se propageait comme une onde sourde et continue, mais tout déplacement leur était impossible.
Et c'est ainsi que ceux dont les alvéoles étaient tournées en direction de la colline du Temple virent s'affaisser lentement l'une des tentacules qui ornaient le colossal édifice. Lorsque le tentacule fut entièrement flasque, le phénomène marqua un temps d'arrêt. Mais au bout de quelques instants, on vit s'amollir les autres tentacules, puis la voûte perdit de sa hauteur. C'était l'édifice tout entier qui semblait se dégonfler à vue d'œil, comme un ballon crevé. Tous comprirent que l'abcès du pilier venait de se rompre sous la pression de la matière décomposée, mais n'eurent même pas le temps de réaliser ce qui suivit.
Le bruit se transforma en une sorte de galop mouillé, de plus en plus ample, et une énorme vague semi-liquide jaillit sur l'esplanade, puis déboula de la colline, sauta la route et se déversa directement dans les rues de la Cité par l'artère principale qui conduisait à la place
En grondant, la masse informe de matière putréfiée envahit la ville, giflant les murs de paquets glauques et nauséabonds qui s'accrochaient aux parois puis coulaient en filets glaireux, s'insinuant dans les moindres espaces et ensevelissant sous leur poids les constructions, les centrales régulatrices et les robots en cours de charge.
Le flot se ralentit lorsque le Temple fut entièrement vidé, et s'étala largement jusqu'à faire disparaître les structures les plus basses, charriant d'ignobles amas de cellules corrompues.
Des fenêtres de la clinique, Jova et son équipe assistèrent sans rien pouvoir tenter à la disparition de leur Cité dans une gelée noirâtre, tandis qu'une horrible odeur montait vers eux dans le silence retrouvé.
L'arrivée de la vague s'était produite peu de temps avant le coucher du soleil ; dans la ville privée d'énergie et de lumière par la boue organique, qui avait envahi le coeur des machines, les survivants durent attendre le lendemain matin pour juger de l'ampleur de la catastrophe, qui reléguait les événements survenus pour l'anniversaire de la création au rang d'incident mineur.
Leur monde déjà vacillant et condamné venait de disparaître dans une ultime convulsion, enseveli par la matière qu'ils avaient fabriquée, qui commençait à sécher en surface et recouvrait en flaque tout ce qui était leur existence.
Pendant les premiers jours, les survivants tentèrent d'extraire quelques-uns de leurs compagnons de la soupe épaisse qui les recouvraient, et réussirent à en dégager plusieurs de leurs alvéoles, mais ils ne purent les ramener à la vie : les robots, frappés à l'un des instants cruciaux de leur existence, demeurèrent inertes. Même leurs organes les plus internes, irrémédiablement corrodés, n'étaient même plus récupérables pour de futures greffes.
Vains aussi furent leurs efforts de remise en marche de l'unité de production et des transformateurs d'énergie. Tout était bel et bien détruit, à l'exception de la clinique, érigée sur un petit promontoire auquel elle devait sa précaire existence. Intacte mais privée de sens puisqu'elle ne recevrait jamais plus de nouveaux patients. Lorsqu'ils firent l'inventaire de ce qui avait été épargné, qui se résumait aux réserves d'énergie et de matière propre aux besoins médicaux, ce fut la consternation : Il ne leur restait que quelques semaines d'autonomie, après quoi ils rejoindraient leurs compagnons dans la mort, et la nature aurait tôt fait de supprimer toute trace de leur passage sur la planète.
Tous le savaient et erraient désœuvrés dans les rues désertes, recouvertes maintenant d'une couche solide, sans teinte, envahie par les moisissures, qui cédait parfois sous les pas et laissait sourdre un liquide verdâtre à l'odeur insupportable, ou se gonflait en œdèmes gazeux qui éclataient avec un bruit mou.
Devant la détresse de ses compagnons, Jova éprouvait une grande souffrance ; habitué depuis longtemps à l'idée de sa fin prochaine, il n'avait été surpris que par la rapidité du dénouement ; il sentait cependant peser sur lui et sur ses derniers compagnons l'interminable attente. Incapables de se supprimer eux-mêmes, car leur autodestruction n'avait pas été programmée, ils guettaient chaque jour l'épuisement de leurs réserves, et redoutaient en même temps cette fatalité.
Il fallait à tout prix faire quelque chose, songea Jova, pour occuper, même si cela ne servait à rien, cette ultime période ; c'est pour cela qu'il les réunit à nouveau, dix jours après le drame, sur la colline du temple ancien. Toute l'esplanade était recouverte d'une peau dure et plissée étalée sur toute la surface, que le vent détachait par morceaux qu'il emportait au loin.
- Mes amis, dit-il d'une voix qu'il voulait calme et confiante, vous savez comme moi quelle est notre situation et notre devenir. Quelque part sous cette croûte gît le corps du Grand Robot, seul capable de s'adresser aux Créateurs ; ce n'est donc plus de la prière que nous pouvons espérer un secours. C'en est fini de notre civilisation, notre belle Cité maintenant engloutie, et aussi de notre projet, sans doute trop ambitieux, qui nous a masqué les réalités et a précipité notre chute.
Faut-il cependant abandonner tout espoir de laisser derrière nous, à l'intention des Créateurs, une trace de notre existence ? Je pense que non. Nous devons avoir à cœur de montrer une dernière fois, comme nous avions l'intention de le faire, que nous n'étions que des robots, c'est vrai, mais cependant des robots pensants...
Il marqua un temps d'arrêt, et ses compagnons cessèrent de contempler la cité ensevelie en grinçant de tristesse, pour se tourner vers lui.
- Nous disposons encore, reprit-il, de quelques réserves de matière organique, de notre connaissance de son organisation, des ressources de la clinique, et d'un peu de temps. Aussi, je vous propose de tenter, avec nos faibles moyens, de réaliser quand même une œuvre ultime. Elle n'aura ni l'ampleur ni la finition que nous souhaitions lui donner, mais ce projet nous aidera à vivre les jours à venir. Et si nous le menons à bien, la chose qui en surgira à quelque chance de résister jusqu'au retour de nos maîtres. Il faut maintenant me dire ce que vous pensez de cette idée.
Contrairement à ses craintes, les huit survivants furent immédiatement d'accord, et commencèrent à examiner les modalités pratiques avec un enthousiasme surprenant. En moins de deux jours, le projet était dessiné, les plans étaient prêts et la réalisation du prototype commença. Afin de ne pas gâcher le peu de matière saine qui leur restait, on décida de fabriquer, si cela était possible, plusieurs copies de leur œuvre, qui seraient répartis en différents endroits de leur monde, afin que les Créateurs les découvrent même s’ils débarquaient loin des ruines de la cité.
Ils ne quittaient plus la clinique, tandis que Jova et ses assistants procédaient aux opérations successives de fabrication et d'assemblage des éléments dans une joie créative que tempérait l'obligation d'aller à l'essentiel. Il fallut supprimer nombre de circuits intéressants, mais trop longs à mettre au point. Parfois, ils butaient sur une difficulté, et devaient chercher rapidement un moyen de la contourner, car nul n'oubliait pas que chaque instant leur était compté. Tout avait été dit sur la colline, mais ils ne pouvaient s'empêcher de scruter le ciel dans le fol espoir d'y voir apparaître un vaisseau salvateur, et de réciter les prières que le Grand robot leur avait apprises jadis. Puisque Ils devaient revenir, pourquoi ne serait ce pas aujourd'hui ? Pourquoi ?
En fait, nul vaisseau n'apparut, mais ils poursuivirent leur ouvrage sans faiblir, à la satisfaction de Jova ; grâce à cette activité débordante, le prototype fut prêt à fonctionner dés le début de l'automne. On le maintiendrait quelque temps dans une zone protégée, puis il serait livré à la nature pour y survivre sans leur aide.
S’il donnait satisfaction, ils auraient peut être le temps d'en réaliser au moins un autre, et davantage si la vitesse d'assemblage était maintenue.
- Et voila, dit un jour Jova en suturant le dernier point. Ce n'est ni très beau, ni très fonctionnel, car il a fallu utiliser des restes, mais \a devrait marcher.
Il se recula et regarda l'objet posé sur la table.
- Rien à dire, renchérit l'un des assistants, ce n'est pas si mal. Je ne saurais dire à quoi cela ressemble, mais c'est plutôt bien fait.
Jova réfléchit durant quelques minutes, puis lâcha finalement.
- Finalement, oui, à vrai dire, je trouve cela très bon
- Au fait, Docteur, avez-vous songé à lui donner un nom ?
Jova sembla réfléchir quelques instants, jeta un regard circulaire sur les robots, et dit finalement :
- A vrai dire, oui, j'y ai pensé, mais si vous avez une autre idée, je veux bien en discuter.
- Je vous en prie, Docteur, cet honneur vous revient.
Le chirurgien redressa la tête, visiblement très fier de son œuvre comme du nom qu'il avait trouvé :
- Merci de votre collaboration et de votre amabilité, mes chers amis, dit-il. A vrai dire, j'ai eu une idée : que penseriez vous, par exemple, de "Adam ?»



« Yahvé créa l’homme à son image, à l’image de Yahvé il le créa, et il vit que cela était bon »
La genèse, 2, 27-28; in « La bible de Jérusalem »

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